23 avr. 2023

Julia Ducournau

 

1983, France


Réalisé par Julia Ducournau
Avec  Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Nait Oufella, Joanna Preiss, Laurent Lucas, Bouli Lanners, Marion Vernoux
Epouvante-horreur, Drame
1h38
2016
France

Dans la famille de Justine tout le monde est vétérinaire et végétarien. À 16 ans, elle est une adolescente surdouée sur le point d’intégrer l’école véto où sa sœur ainée est également élève. Mais, à peine installés, le bizutage commence pour les premières années. On force Justine à manger de la viande crue. C’est la première fois de sa vie. Les conséquences ne se font pas attendre. Justine découvre sa vraie nature.
Précédé par l’emballement médiatique consécutif au buzz Cannois et à celui de Toronto, où quelques malheureux se sont évanouis en pleine projection, le film est - sur le papier - un parfait exemple du cinéma d’horreur hexagonal, doloriste et trash. Sauf que pour sa première réalisation, Julia Ducournau nous propose un menu bien différent. Ce qui frappe rapidement dans Grave, c’est la dimension organique de son récit protéiforme. Conte initiatique, teen movie, fable cannibale, roman familial autant récit d’une sororité tragique, le métrage, change constamment de tonalité, mute avec malice sous les yeux effarés du spectateur. Un kaléidoscope de chair qui doit avant tout à l’inventivité constante de sa réalisatrice. La caméra et le montage de Julia Ducournau s’attachent prioritairement à servir le récit au plus proche de l’émotion propre à chaque séquence, favorisant les innombrables ruptures de ton et leur conférant une étonnante cohérence. On passe ainsi de scènes de bizutage plastiquement renversantes, porteuse d’un effroi palpable, à un véritable film d’horreur estudiantin qui donne parfois le sentiment d’assister à l’improbable fusion entre David Cronenberg et Gregg Araki. Car si Grave sidère lors de scènes chocs où s’entremêlent sexualité dévorante et insatiable appétit pour la chair, la quête identitaire de Justine (superbe Garance Marillier) pulvérise les limites de l’épouvante ou du film de cannibale. Grâce à une écriture limpide et d’une grande précision psychologique, la narration pousse l’observateur dans ses derniers retranchements, au fur et à mesure que les choix du personnage principal précipitent Grave dans un cauchemar jubilatoire. On a beau y digérer ses petits camarades, disséquer un paquet de bestioles et torturer jusqu’à l’implosion ses semblables, on le fait avec un sens aigu de la dramaturgie et surtout une réelle volonté de divertir. Grave ne s’abîme jamais dans le marigot du cinéma de genre faussement provocateur, glauque, pensé comme une performance arty tendance autiste. Assaisonné d’un humour carnassier, rehaussé de partis pris picturaux inattendus et traversé de séquences parfaitement hallucinatoires, le film échappe à toute classification définitive, nous offrant une épopée protéiforme d’une puissance poétique peu commune. Que des nuées d’étudiants avancent vers leur bizutage, soudain transformés en bétail mutique, ou qu’une scène d’épilation entre sœurs dévisse jusqu’à aboutir à une dévoration élégiaque dopée à l’orgue électrique, Julia Ducournau vient au cinéma français à la manière d’un xénomorphe juvénile pulvérisant une cage thoracique sclérosée.  Bien sûr, le film n’est pas parfait et souffre de menues scories, la faute à une direction d’acteurs par endroits inégale, et l’écriture d’un personnage secondaire trop fonctionnelle. Mais c’est là bien peu de choses, tant cette comptine enragée s’impose instantanément comme un néo-classique affamé. On ne pensait pas une production française capable de relever avec tant de grâce un pareil défi, mais on se surprend à croire que Grave saura réconcilier les fans de cinéma horrifique et les supporters d’un cinéma dit d’auteur ou perçu parfois artificiellement comme plus exigeant. A table !

Réalisé par Julia Ducournau
Avec  Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier
Epouvante-horreur, Thriller, Drame
1h48
2021
France

Après une série de crimes inexpliqués, un père retrouve son fils disparu depuis 10 ans. Titane : Métal hautement résistant à la chaleur et à la corrosion, donnant des alliages très durs.
C'est peu de dire que les attentes étaient élevées autour du Titane de Julia Ducournau. D'autant plus que le film se faisait bien mystérieux entre sa bande-annonce énigmatique et son pitch encore plus nébuleux : Titane : Métal hautement résistant à la chaleur et à la corrosion, donnant des alliages très durs, souvent utilisé sous forme de prothèses en raison de sa biocompatibilité. Tout juste entendait-on de lointains échos dépeignant "un slasher très trash" lorgnant sur les plates-bandes du Crash de David Cronenberg. Et en effet, très vite, Titane roule dans cette direction et s'élance dans un pur slasher (à la limite du revenge movie) lorsque son héroïne tue froidement un de ses fans incapable de prendre un "non" pour un non. Suivant alors son anti-héroïne Alexia (une Agathe Rousselle absolument démente) dans ses plus cruels et "basic" instincts (un clin d'oeil au film de Paul Verhoeven est évident), le long-métrage s'engouffre dans un territoire ultra-violent. Les mises à mort s'y enchaînent de manière jubilatoire (cette maison bien trop habitée), novatrice (sacré tabouret) et particulièrement soignée visuellement. Un terrain de jeu enflammé avec lequel Julia Ducournau semble partie pour suivre un chemin tout tracé, et ce malgré une scène de sexe à la mécanique bien rodée et agitant le spectre de Christine. Toutefois, la sensation d'une oeuvre mutante se dessine. Si le slasher est présent, il semble motivé par des envies différentes des prérequis du genre (malgré leur atroce brutalité, les massacres ont quelque chose d'étrangement amusant). Et en effet, cette tonalité incongrue était un signe avant-coureur, la cinéaste déjouant les attentes après une grosse vingtaine de minutes pour mieux tout bousculer. Derrière le slasher gore et trash tant espéré s'offrant aux spectateurs, Julia Ducournau dissimule en fait une oeuvre bien plus passionnante et déroutante. Dès lors que d'étranges phénomènes se manifestent, le personnage d'Agathe Rousselle va se muer dans un geste radical (qu'est-ce qui ne l'est pas dans le film ?) provoquant in fine la bascule de registre du long-métrage. Le récit de serial killer s'éteint peu à peu pour se transformer en délire de body horror tout bonnement fascinant. Une body horror frenchie qui emprunte évidemment aux oeuvres de Cronenberg tout autant qu'à David Lynch, deux cinéastes que la cinéaste n'a jamais caché vénérer. Toutefois, force est de constater que la proposition cinématographique de la Française ne s'en contente pas. Bien au contraire, elle vient surtout visiter des contrées inexplorées, singulières et très personnelles, plongeant ses personnages dans un territoire aussi riche qu'innovant. L'arrivée de Vincent Lindon dans l'équation Titane rebat encore un peu plus ses cartes, l'épate sanglante des premiers instants se métamorphosant en quasi-conte fantastique et drame familial intimiste. Titane bascule alors dans une autre dimension où le choc visuel devient un choc viscéral qui ne prendra fin qu'au lancement du générique final. Les corps des personnages y sont malmenés, mutilés, agressés, poussés dans leurs retranchements... mais Julia Ducournau finit par les sublimer, en tirer le meilleur. Et de fait, elle vient surtout exposer un regard vivifiant et neuf sur les corps de tous les sexes (voire plus encore). Dans un geste logique et évident, la Française étend alors les thématiques de son premier long-métrage voire les complète. Si Grave explorait la quête de son soi tout en s'attaquant aux impératifs d'une féminité dictée par une société patriarcale, Titane vient complètement exploser la virilité masculine (ou toxique, c'est selon). Surtout, le long-métrage déconstruit complètement le male gaze. La cinéaste donne alors une vision innovante sur les corps et le regard que la caméra leur porte ; et plus encore, elle délivre un message universel sur l'idée même d'identité. Car finalement, pour la réalisatrice, l'idée même de genre n'a pas de sens. Par conséquent, les prérequis sociétaux de chaque sexe - la virilité masculine d'un côté, la sensualité féminine de l'autre, pour caricaturer - ne sont que des insultes à l'identité de chacun et chacune. Un homme a le droit d'être tendre et sensible (Vincent) tout autant qu'une femme peut se montrer violente, négligée ou carrément abominer la pensée d'être enceinte comme Alexia. Et au-delà de son questionnement sur les mutations des genres et corps humains, on peut supposer que c'est finalement la mutation même du cinéma (de genre) qu'ausculte Julia Ducournau à travers son Titane. En jonglant d'un style à un autre, d'une émotion à une autre, le long-métrage est aussi un objet en pleine mutation. Il se cherche lui-même constamment, prouvant que le genre n'a pas un seul et même visage et peut s'ouvrir les portes d'un possible sans limites pour complètement renaître (le dernier plan sans équivoque) s'il ne s'enferme dans aucune case. Dans sa démarche meta, le film en perd ici ou là sa puissance, sa frénésie et son rythme (on accuse un petit coup de mou avant son dernier tiers). Des menu-défauts qui n'empêchent pas pour autant Titane d'être d'une beauté déconcertante (quel travail formidable du chef op Ruben Impens déjà derrière la photo de Grave) et de reposer sur une mise en scène aussi percutante que délicate. Mieux encore, les quelques faiblesses n'empêchent pas le film de se clôturer dans un grand final d'une envoutante bizarrerie dont on ressort avec une intime conviction : celle d'avoir découvert un film à l'identité unique, la sienne.