5 mai 2021

Francis Ford Coppola

 

Metteur en scène américain (Etats-Unis), 1939

L'ouest sauvage et nu 
Réalisé par Francis Ford Coppola.
Avec Karl Schanzer, Don Kenney, Marli Renfro, Virginia Gordon
Film américain
Genre : comédie western
Durée : 1h09
Année de production : 1962
Lors d'un voyage à Las Vegas, la rencontre improbable entre deux hommes radicalement différents : Samuel Hill, un mineur, et Benjamin Jabowski, un riche citadin.
Comme beaucoup de grands réalisateurs, les débuts de Francis Ford Coppola sont souvent oubliés... Ou passé sous silence. Il faut dire que le cinéma d'exploitation est rarement bien perçu...
En réalité, le film mélange pas mal d'images d'un court métrage de Coppola intitulé The Peeper , ainsi que celles d'un projet de western inachevé se déroulant dans une colonie nudiste. Et le mélange donne un film qui voit s'opposer deux visions du monde au travers de ce mineur et du riche bonhomme. Mais ce n'est pas ce qui semble intéresser un réalisateur surtout porté sur le corps de ses actrices, et notamment sur leurs seins.
Le scénario ? En 1961, deux hommes (l'un à l'allure chic représentant le puritanisme pré-60's et l'autre, au look de cowboy, en proie à ses bas instincts), se retrouvent dans un strip-club et conversent d'un troisième qui serait atteint d'une étrange malédiction, en se baladant sur sa monture dans le sud-ouest américain il aurait vu une femme nue apparaître en face de lui. Pris de panique il s'empresse de fuir vers la ville, arrivé à destination il décide de se faire un blackjack pour retrouver ses esprits, quand tout à coup, en lèvant les yeux de ses cartes, il remarque que la dizaine de femmes présentes dans l'établissement sont toutes complètement nues mais ne semblent pas le remarquer. Titubant de surprise et de peur le bougre alerte le sheriff qui décide de l'enfermer en entendant cette histoire grotesque.
Tonight for Sure va alors présenter la propagation de cette "maladie" sur nos deux compères, du cowboy hypnotisé et surexcité par les danses sensuelles qui passent sur scène, au puritain impeccable sur lui-même qui va commencer à voir de plus en plus de femmes nues dans des flashbacks, à les stalker, les espionner, les voir en rêve, faire du voyeurisme exacerbé, il en devient progressivement fou et on finit par ne plus savoir si il hallucine ou si ses actions sont bien réelles.
De là à dire que ça suffit à faire un film, Il y a un pas de géant à faire mais on a vu des premiéres tentatives bien plus honteuses que ça.
Au final Tonight for Sure est une critique de la société du début des années 60 et de ses mœurs qui cachent le sexe et le séparent de la condition humaine. Un plaidoyer pour la libération sexuelle et son affranchissement de nombreuses conventions.
La caméra est cependant l'un des gros points faibles dans les premiers films de Coppola notamment au niveau de la prise d'image, voire de l'angle, sentiment dû à un cadrage qui parfois n'arrive même pas à suivre l'action. On a cette impression que Coppola ne fait qu'une prise faute de moyen comme dans Dementia 13 où l'on peut voir le "micro-perche" entrer dans le cadre de manière visible ce qui donne un effet bricolé et baclé au film, style que FFC aura pendant quelques années. Quelques années durant lesquelles le réalisateur n'aura qu'une portée limitée faute à sa réalisation trop standardisée, scolaire et pas assez travaillée qu'il gardera jusqu'à The Rain People, le film qui précde Le Parrain.



Avec June WilkinsonDon KenneyKarin Dor
Film américain
Genre : comédie
Durée : 1h34
Année de production : 1962
George, un groom aspire à être un détective privé et lit un livre pour apprendre le métier. Les activités « suspectes » des femmes de l’hôtel lui permettent de mettre en pratique ses compétences. Surprise! Elles sont les représentantes d’un fabricant de lingerie. Pour approfondir ses recherches, George se présente comme un acheteur potentiel, et les femmes se relaient pour modéliser leurs produits.
The Bellboy and the Playgirls est remarquable pour être en partie réalisé par l’étudiant cinéaste Francis Ford Coppola. Le film peut être divisé en deux parties. L’une est un film allemand en noir et blanc et de très faible qualité "Mit Eva fing die Sünde an" de Fritz Umgelter ("Le péché a commencé avec Eva"). Le second est un film nudie couleur que Coppola a réalisé. Les images couleur de Coppola sont facilement identifiables dans le film fini et les cinq séquences de Coppola totalisent près de cinquante minutes de temps d'écran mais le script est vraiment mauvais. Il essaie d’être drôle sans y parvenir tellement les blagues sont potaches.
Coppola était étudiant à l'Université de Californie, à l' école de cinéma de Los Angeles et ses camarades de classe n'étaient pas d'accord avec son choix de se lancer dans des films d'exploitation. Coppola a déclaré: "On m'a traité de cop-out, parce que j'étais prêt à faire des compromis". Coppola était complètement fauché, donc il essayait de survivre en suivant la tendance absurde en vogue dans les années 60 aux Etats-Unis, à savoir prendre des films étrangers, les acheter et y ajouter des images qui n’ont rien à voir avec le film puis vendre des billets à bas prix.
On pensait que le film avait été perdu après sa sortie en 1962 et sa sortie ultérieure sur bande vidéo, mais un collectionneur de souvenirs de Coppola avait une copie du film. Peu de temps après la sortie du film, Coppola a commencé à travailler avec Roger Corman.

Réalisé par Francis Ford Coppola, Mikhail Karzhukov, Aleksandr Kozyr
Avec Ivan Pereverzev, Aleksandr Shvorin, Konstantin Bartashevich
Film américain
Genre : science fiction
Durée : 1h15
Année de production : 1962
Dans une future Terre, où le monde post-atomique s'est regroupé en deux grands conglomérats de pays: North Hemis et South Hemis, les deux factions sont engagées dans une course spatiale vers Mars. Mais les équipages des deux vaisseaux spatiaux rivaux finissent par devoir unir leurs forces pour se sauver et rentrer chez eux.
« Battle Beyond the Sun » est la version américaine doublée et rééditée en anglais de « Nebo Zovyot » , un film de science-fiction soviétique de 1959 qui décrit l’avenir de l’humanité dans l’espace de manière réaliste avec des effets spéciaux et des décors soignés. D'ailleurs, l’équipe à l’origine de 2001 , l'odyssée de l’espace, utilise un certain nombre de dessins et d'illustrations de Nebo Zovyot lorsqu’il lui faut concevoir l’intérieur de sa station spatiale.
Roger Corman a acquis le film soviétique pour une distribution américaine et a embauché un jeune étudiant en école de cinéma nommé Francis Ford Coppola pour l'américaniser. C'est toujours le récit de la "course à l'espace", de deux nations en compétition pour devenir les premières à faire atterrir un vaisseau spatial sur la planète Mars , mais fait basculer les nations concurrentes, via le doublage, de l'URSS et des États-Unis vers les futurs pays fictifs de North Hemis et South Hemis. Les noms non seulement des personnages soviétiques, mais aussi de leurs interprètes, ainsi que du générique de l'équipe, ont été modifiés à l'écran en noms à consonance américaine afin de masquer davantage les origines du film. Ainsi les stars soviétiques Aleksandr Shvorin et Ivan Pereverzev sont devenues " Andy Stewart "et" Edd Perry ", ainsi que les réalisateurs soviétiques Mikhail Karyukov et Aleksandr Kozyr sont devenus" Maurice Kaplin "et" Arthur Corwin "- et ont également été rétrogradés au statut de directeur adjoint. Le directeur désigné de la mise en scène est nommé Thomas Colchart ; les sources varient quant à savoir à qui appartient ce nom (Karyukov et / ou Kozyr, Coppola, ou un directeur de doublage américain engagé).
Acheter un film original et le détourner était une pratique courante pour une entreprise qui était prête à mettre à peu près n'importe quoi à l'écran pour gagner de l'argent. Le bon film soviétique initial a été massacré. L'histoire devenue illogique, est principalement expliquée dans une narration en voix off et les dialogues anglais sont maladroitement doublés. Les deux monstres sont absurdes et l'un d'eux ressemble à une vulve géante désincarnée ornée d'une rangée de dents acérées comme un rasoir et ne font que provoquer les rires.
Espérons qu'avec le temps, un effort de restauration pourra être fait pour montrer le film avec seulement ses segments russes originaux et des sous-titres dans la langue appropriée.

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec William Campbell, Luana Anders, Bart Patton
Film américain
Genre : thriller horrifique
Durée : 1h15
Année de production : 1963
En Irlande, toute la famille est réunie autour de Lady Haloran pour discuter de son testament. Une belle occasion pour ressasser de vieilles rancoeurs et exorciser un terrible secret de famille. C'est le moment que choisit un tueur à la hache pour éliminer un à un les membres de la famille.
Avant d’être l’un des pères du Nouvel Hollywood, Francis Ford Coppola a commencé de façon particulièrement modeste. Son premier  long-métrage est d’ailleurs un softporn tombé aux oubliettes. Il débute véritablement sous la houlette de Roger Corman, producteur et réalisateur à la filmographie impressionnante, ayant découvert de nombreuses figures du cinéma américain. Coppola participe alors au scénario ou collabore en tant qu’assistant réal sur certains films de Corman. En 1963, il est aux rênes de Dementia 13, film d’horreur à petit budget comme c’est souvent le cas au sein des productions estampillées Corman. On est évidemment très loin de la maestria dont le cinéaste nous aura habitué plus tard avec sa trilogie du Parrain ou d’Apocalypse Now, mais Dementia 13 bénéficie de plusieurs qualités. Micro budget (40 000 dollars), Dementia 13 a été tourné en utilisant les mêmes décors, la même équipe technique et le même casting qu’un autre film de Corman où Coppola officiait en tant qu’assistant réal. Bien que Dementia 13 soit un film très imparfait, et n’ayant pas forcément de grandes ambitions, le film reste une curiosité intéressante car elle nous montre les débuts modestes d’un auteur qui s’affirmera au cour des années 70, s’extirpant du cinéma d’exploitation pour offrir de véritables chefs d’oeuvre. Dans Dementia 13, on distingue à quelques moments ces fulgurances qui seront légions dans la suite de sa carrière. Cela peut être un choix d’angle de caméra offrant une terreur insidieuse, une musique angoissante venant pointer le bout de son nez ou une gestion des ombres riche de sens. Dans son exécution, Dementia 13 reste efficace, arrivant à nous intéresser au long de sa petite heure et quart malgré une trame des plus basiques. Le film ne se démarque cependant pas des autres productions Corman de l’époque, et même semble assez fade comparé aux grands classiques du monsieur, notamment ses adaptations d’Edgar Allan Poe.

Big boy
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Elizabeth Hartman, Geraldine Page, Peter Kastner, Rip Torn
Film américain
Genre : comédie dramatique
Durée : 1h37
Année de production : 1966
L'émancipation du jeune Bernard Chanticleer va passer par un amour déseséré pour la belle Barbara qui déteste les hommes et le vol du livre le plus rare de la bibliothèque ou il travaille, dont son père est le directeur.
Bien qu'il a quitté l'école depuis quelques années, ce film fut accepté comme film de sa thèse de fin d'études dans le cadre de sa maîtrise dans les systèmes universitaires anglo-saxons à l'université de Californie à Los Angeles. Francis Ford Coppola est alors sous contrat avec Seven Arts Productions pendant trois ans. Il écrit environ une quinzaine de scripts, dont la plupart ne seront jamais produits. Il acquiert les droits du roman de David Benedictus, You're a Big Boy Now, et commence à écrire le script sur son temps libre, tout en participant à l'écriture de Paris brûle-t-il ? (1966). Alors que le roman se passe à Londres, Francis Ford Coppola décide de transposer l'intrigue à New York. Il approche Roger Corman pour produire le film, mais quand Seven Arts découvre le scénario, il exige qu'il soit produit uniquement par Seven Arts.
Le tournage a lieu à New York, principalement à Manhattan (Central ParkGreenwich VillageNew York Public LibraryTimes Square).
Dès les premières images, on est frappé d'une évidence, celle d'être devant l'oeuvre débutante (cinquième film et premier vrai succès) de quelqu'un qui est déjà un auteur... Un scénario inventif, une liberté de ton absolue, à l'instar de celle de l'interprète principal (Peter Kastner) qui sillonne la ville en patins à roulettes et dévore la vie aussi bien que l'asphalte. C'est l'histoire d'une entrée dans la vie en forme d'initiation sauvage et joyeuse racontée sur un ton toujours juste et jamais complaisant. L'étude des rapports avec les parents est d'une finesse remarquable, sans jamais tomber dans la caricature ni le mauvais goût. La direction d'acteurs, précise, intelligente et efficace, la caméra, surtout, libre et légère, le montage enfin, nerveux, rythmé achèvent de donner à l'ensemble une allure de vie intense et bouillonnante qui traduit parfaitement les pensées, les angoisses et les espoirs du jeune homme. Une réussite surprenante de maturité pour ce Coppola de 27 ans même si « the graduate » de Mike Nichols sorti l'année d'après reste la référence en ce qui concerne les films d'initiation des jeunes hommes aux arts et sciences de l'amour.

La vallée du bonheur
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Fred Astaire, Petula Clark, Tommy Steele, Don Francks, Keenan Wynn
Film américain
Genre : comédie musicale
Durée : 2h15
Année de production : 1968
Finian McLonergan, accompagné de sa fille Sharon, débarque de son Irlande natale à Fort Knox, dans le Kentucky. Il a un grand et ambitieux projet : faire de cette région la vallée du bonheur. A cet effet, il a dérobé au farfadet irlandais Og une mystérieuse vasque d'or dotée de fabuleux pouvoirs magiques quelques jours plus tôt. De fait, il arrive à temps pour sauver de la ruine le brave Woody. Ce dernier est en effet menacé par l'ignoble sénateur Rawkins, un esclavagiste obstiné qui veut le déposséder de ses terres sous prétexte qu'il n'a pas payé ses impôts. Dès le premier regard, Woody et Sharon s'éprennent l'un de l'autre...
La Vallée du Bonheur, c’est surtout un film regroupant cinq personnalités exceptionnelles  : Francis Ford Coppola, … cinq fois récompensé aux oscars ; Fred Astaire dont la Vallée du Bonheur a été le dernier film musical, peu avant qu’il prenne sa retraite d’acteur ; La chanteuse Petula Clark dans le rôle principal féminin ;Tommy Steele, célèbre chanteur de rock’n’roll, légende vivante chez les anglophones, dans le rôle du personnage comique taré ; enfin Georges Lucas qui faisait son stage de troisième sur ce plateau de tournage…
Pour comprendre comment Coppola a pu se lancer dans un défi pareil, il faut savoir qu’à l’origine, la Vallée du Bonheur est une comédie musicale. Nommée « L’arc-en-ciel de Finian » (Finian’s Rainbow), elle s’est jouée à Broadway de 1947 à 1948. Malgré quelques récompenses, elle fut vite oubliée, bien que régulièrement ressortie du placard… Des reprises ont été effectuées en 1955, 1960 et plus récemment en 2010. L’intrigue de la comédie musicale est quasi la même que celle du film avec quelques extrapolations pour aborder le thème du racisme et pour accorder une plus grande place à Fred Astaire. Les chansons originelles ont toutes été retravaillées. Dès 1948, la MGM était intéressée pour acheter les droits et adapter la comédie musicale en film, mais cela ne s’est pas fait, le propriétaire des droits ne voulant pas les céder à n’importe quel prix. Ensuite, cela a été compliqué… Une entreprise allemande a souhaité se lancer avant d’abandonner. Puis en 1954, un film d’animation a commencé à être réalisé et la bande-son a d’ailleurs été enregistrée… avant que tout ne soit remisé de nouveau. En 1958, rebelote, malgré un accord sur l’équipe de production, le projet était avorté. En 1965, Harold Hecht a lui aussi acquis les droits, sans que rien ne se fasse. Ce n'est qu'en 1966 que Warner Bros a enfin démarré le tournage après presque vingt ans de tergiversations.
Jadis, les films musicaux très souvent adaptés des pièces de Broadway attiraient de nombreux spectateurs et cumulaient les prix et récompenses en festival. Ainsi, en 1961, tout le monde se souvient de West Side Story et en 1965, My Fair Lady recevait l’Oscar du meilleur film.
Francis Ford Coppola savait donc ne pas prendre de risques en acceptant ce projet : film musical + Fred Astaire + Petula Clark + Tommy Steele, cela suffisait pour surfer sur la vague et gagner une place sérieuse au box-office. Cependant, tout n’a pas été simple même une fois le contrat signé. Il a fallu d'abord façonner le décor : un vrai village a été construit pour les besoins du tournage, avec école, magasin général, bureau de poste, maisons, granges, voie ferrée… Puis Fred Astaire, aussi génial soit-il, a eu du mal à se faire aux nouvelles techniques de tournage hors studio. Taper des pieds dans de la bouse de vache, cela ne lui était pas folichon, lui qui préférait les parquets craquant sous les souliers vernis. Il a eu gain de cause : la majeure partie du film a fini par être tournée en studio, créant des contrastes étranges entre les parties intérieures et les parties extérieures. De plus, Petula Clark avait peur de danser avec Fred Astaire. Quant à lui, il flippait tout autant de chanter avec elle. Une équipe efficace, certes, mais avec une ambiance un peu tendue… À tel point que le chorégraphe Hermes Pan, ami de longue date d’Astaire, a été licencié en cours de route. Clark, dans ses interviews ultérieures, a précisé qu’heureusement, ils avaient une solution pour se relaxer. En plein boom du Flower Power, une bonne partie de la distribution pratiquait la marijuana.
Cela, peut-être, permet d’expliquer pourquoi tout est si déjanté et verdoyant…
Malgré tous les efforts de Coppola, le film n’a pas eu les récompenses espérées et s’est fait voler plusieurs prix par Oliver, une autre comédie musicale basée sur Oliver Twist.
Les critiques ont jugé à l’époque la réalisation vieillotte, se désolant de l’âge de Fred Astaire, et La Vallée du bonheur a même été qualifiée de « terriblement déprimante ».
Et puis, des voix dissonantes se sont élevées voulant restituer à ce film et à son univers délirant, gloire et noblesse. Ce film est d’ailleurs un des films préférés des frères Coen.
En effet cette comédie musicale sort du lot des autres productions du même genre de l'époque en offrant des airs du registre jazz et gospel. Peu de duos, mais de très belles chansons en chorale (interprétées par les Ken Darby Singers). Peu de tap dance, mais quelques pas de danse classique et contemporaine. Là où nous trouvons le plus souvent un triangle amoureux, le film propose une histoire plus humaine et ouverte sur le monde et son actualité. Ainsi, le film parle beaucoup du racisme. La critique du roman et film « Autant en emporte le vent » de Margaret Mitchell est clairement explicite. Il n’est plus question de tolérer l’esclavagisme. Un film engagé, en quelque sorte, même si aujourd’hui, les moyens utilisés pour cette critique sociale pourraient être qualifiés de poussiéreux et de bon enfant car c’est certain que nous voyons de nos jours des scénarios beaucoup plus fins sur ce thème. Mais en 1968, la question de l’égalité entre les hommes était un sujet brûlant et très sensible. Rappelons que l’Amérique nageait alors en plein courant des Blacks Panthers et que les inégalités étaient légion. Pour remettre les choses dans le contexte, rappelons que le discours « I have a dream » du pasteur Martin Luther King date du 28 août 1963. Il y avait alors un grand chemin à faire… La Vallée du bonheur est le premier pas maladroit d’une longue route que nous parcourons toujours...
La Vallée du Bonheur, c’est au final un grand délire baroque qui part dans tous les sens, pour le meilleur et pour le pire. L'imagination de Coppola force le respect, et sa façon de mettre toutes ses idées, aussi kitsch ou nazouilles soient-elles, à l'écran. Le montage hyper-cut, très rapide jusqu'à l'absurde (peut-être pour masquer les approximations des acteurs et des figurants sous amphètes ?) ajoute à l'impression de gros brouillon mal corrigé. Avec toutes ces inspirations aussi discutables qu'audacieuses, on finit par aimer ce film complètement improbable, et par en oublier les nombreux défauts : un Astaire qui se paye un dernier baroud d'honneur un peu poussif, une mièvrerie fatigante, une musique assez immonde, et trop de longueurs. En plus, il y a quelques mouvements de caméra assez faramineux (les travellings arrière du grand morceau de bravoure choral de la première partie, magnifique). Non, vraiment, un bon Coppola, contre toute attente.


Les Gens de la pluie
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec James Caan, Shirley Knight, Robert Duvall, Laurie Crews
Film américain
Genre : drame
Durée : 1h40
Année de production : 1969
Une jeune épouse enceinte fait une fugue et se lie d’amitié avec un simple d’esprit.
Loin des grandes œuvres qui ont fait le succès de Coppola, Les gens de la pluie est un road movie troublant et intimiste qui tend à l’Amérique un miroir implacable.
Les Gens de la pluie est le long métrage de fiction qui marque l’acte de naissance d’American Zoetrope, la maison de production que Francis Ford Coppola fonde avec George Lucas (présent sur le tournage en qualité d’ « assistant ») afin de s’émanciper des studios. La distance géographique (des locaux à San Francisco, un tournage dans le Tennessee, en Virginie et au Nebraska) entend tenir ceux-ci à distance, tandis que le budget de ce road-movie modeste se fait sur le dos du dernier de Coppola, le cinéaste ayant gonflé le coût de sa précédente comédie musicale (La Vallée du bonheur) pour réaliser ce film plus directement personnel. Il a pour origine un souvenir d’enfance, la mère du réalisateur ayant quitté le foyer pour quelques jours, événement qui le marqua durablement (probablement reste-t-il une trace de ce souvenir dans l’argument de Coup de cœur, voyant deux membres d’un couple s’éloigner momentanément l’un de l’autre afin d’éprouver leur amour). Errance d’une femme aliénée (comme Alice n’est plus ici de Martin Scorsese avec lequel il partage, outre des thèmes, un ton bucolique et crépusculaire), le film organise la rencontre de deux - bientôt trois - âmes en peine, dont un montage en fragments restitue les psychés en morceaux.
Dans ce film profondément émouvant, Coppola explore, expérimente, pose ici et là, le long d’un chemin droit comme la route, les germes de ce qui deviendront des leitmotivs de son œuvre (le clair-obscur ciselant à la fin le visage de deux amants annonce bien d’autres compositions dans une pénombre aux lumières chaudes et aux noirs profonds). Et malgré quelques beaux arrêts pour admirer le paysage, ce road movie est d’abord un voyage mental, une exploration de crise dont toutes les clés ne sont pas livrées. On sent bien que tous les personnages ont des failles, exprimées par des flash-back furtifs, hachés, qui les emprisonnent dans un passé souvent traumatique : le foot pour Killer, l’incendie dans lequel sa femme a péri pour Gordon, le policier.
Coppola a adopté un rythme lent, soutenu par une ballade mélancolique dont il n'abuse pas, mais le film recèle des scènes marquantes dans lesquelles il sait instaurer un malaise persistant : que ce soit dans l’hôtel où Natalie joue à « Jacques a dit » avec Killer, jusqu’à l’humilier (magnifique plan-séquence vue dans un triple miroir) ou dans la rencontre avec Ellen, l’ex-petite amie de Killer qui le rejette violemment, le spectateur ne peut qu’être troublé par des jeux de pouvoir brutaux.
Même si les raisons du départ de Natalie restent confuses, le scénario prend soin de la définir par des caractéristiques récurrentes, comme le fait de parler d’elle à la troisième personne. Mais son départ sonne surtout comme le symbole d’un mal-être, qui imprègne toute une génération ; il n’est d’ailleurs pas indifférent que la même année, Dennis Hopper tourne Easy rider et que, au détour d’un plan, on voie le titre Bonnie and Clyde : consciemment ou pas, Coppola s’inscrit dans ce qui va devenir le « Nouvel Hollywood » et remet en cause, le temps d’un beau film, aussi bien la morale traditionnelle que la mise en scène classique. Il se lancera ensuite dans l’opulence opératique triomphante avec les Parrain ou Apocalypse now, mais sa veine intimiste ne mérite ni dédain ni condescendance.

Le parrain
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Marlon Brando, Al Pacino, James Caan, Robert Duvall, John Cazale, Richard Conte, Sterling Hayden, Diane Keaton, Al Lettieri, John Marley, Talia Shire
Film américain
Genre : drame
Durée : 2h49
Année de production : 1972
A New York après la seconde guerre mondiale, un des chefs respectés de la Mafia est la cible d’un attentat. Son fils organise l’élimination de ses adversaires.
Avant même que le livre ne soit terminé et après la lecture de seulement quelques pages, la Paramount acquiert les droits d’un roman sur la Mafia écrit par Mario Puzo et intitulé Le Parrain. Pour mener à bien ce qui n’est encore qu’un projet parmi d’autres Robert Evans, le vice-président du studio en charge de la production, se met en recherche de quelqu’un d’ambitieux, capable de tourner vite et avec peu d’argent. Il contacte plusieurs grands noms comme Richard BrooksArthur Penn, Peter Yates, John Frankenheimer ou Costa-Gavras. Mais tous refusent une histoire qui présente la pègre avec beaucoup trop de charme. La Ligue Italo-Américaine des Droits Civils s’inquiète, elle aussi, de l’image que le film donnera de la communauté. Ses protestations très médiatisées attirent l’attention du public sur le roman et participent, bien malgré elle, à son succès en librairie. En octobre 1970, Robert Evans contacte Francis Ford Coppola, 32 ans : « Il n’était pas seulement le seul réalisateur italo-américain que je connaissais, mais le jeune réalisateur le plus brillant que je connaissais », se souvient-il. Pour Evans, le choix de Coppola s’avère surtout stratégique : le studio veut capitaliser sur un nom italien pour calmer la Ligue Italo-Américaine des Droits Civils. Or le réalisateur partage les idées de celle-ci et « refuse absolument d’immortaliser les familles qui ont assombri l’héritage italien. » Face à cette décision, Evans aime à raconter s’être mis à genoux et supplier le réalisateur de porter Le Parrain à l’écran. Il parvient à faire revenir Coppola sur sa décision, notamment parce que celui-ci doit trouver 600 000$ pour racheter sa société American Zoetrope à la Warner Bros. « C’est une question de survie » lui conseille son ami et collaborateur George Lucas, rencontré sur le tournage des Gens de la pluie (1969).
Avec des films comme La Kermesse de l’Ouest (Joshua Logan, 1969), Catch 22 (Mike Nichols, 1970), ou Traitre sur commande (Martin Ritt, 1970), la Paramount connait depuis quelques années des dépassements de budget répétés qui mettent à mal l'équilibre financier du studio, malgré l'énorme succès de Love Story (Arthur Hiller, 1970). Désormais prudente, la direction de la Paramount souhaite restreindre Le Parrain à une dimension modeste. Evans commande à Mario Puzo une adaptation de son roman, mais transposée dans les années 70 et déplacée de New York à Saint Louis. Ces modifications ont l’avantage de réduire le budget du film à 2,5 Millions $ et d’éviter que la pègre new-yorkaise ne se mêle du tournage. Mais Coppola rejette ces options : les comportements actuels ne sont plus les mêmes, les mafieux ne se tirent plus dans les rues comme au temps de la guerre des gangs. Surtout, il met un point d’honneur à ancrer l’histoire au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, période qui a vu l’essor de l’économie américaine - dont a également profité la famille Corleone. Seulement la reconstitution de l’époque a un coût et, après que Coppola a obtenu de tourner certaines scènes en Sicile, le budget est presque triplé. Le Parrain devient le blockbuster du studio pour l’année 1972.
Le bras de fer se poursuit tout au long du casting. Coppola est extrêmement pointilleux sur l’acteur à qui distribuer le rôle de Michael Corleone. Alors qu'Evans pense tour à tour à Robert RedfordWarren Beatty ou Ryan O’Neil (dont la carrière à explosé grâce à Love story), Coppola qui préfèrerait un acteur au physique plus typé, moins américain, fait aussi passer des essais à Martin Sheen avant de fixer son choix sur un certain Al Pacino, 31 ans, qu’il a remarqué durant le montage de Panique à Needle Park (Jerry Schatzberg, 1971) et dont les grands-parents maternels, coïncidence ou signe du destin, sont originaires... de Corleone, en Sicile. Pacino ne reçoit évidemment pas les faveurs de Robert Evans et doit tourner de nombreux tests pour le convaincre. Il obtiendra le rôle grâce à la ténacité de Coppola et également pour des questions de délai : le studio ne veut pas se mettre en recherche d’un autre réalisateur si Coppola quitte l’aventure après ce refus, obligeant à décaler la sortie du film et passer à côté de la vague de succès du livre. « OK, on prend le nain ! » aurait lancé Evans, en capitulant. Pour interpréter Sonny Corleone, Coppola choisit James Caan qu'il connaît depuis la fin des années 50 lorsqu’il s’occupait du théâtre de l’université et qu'il a dirigé dans son précédent film, Les Gens de la pluie (1969). Natif de New York et fils d’un trafiquant de viande, James Caan a grandi au milieu de la pègre : il a pu facilement s’approprier la gestuelle des mafieux italiens et improviser certains comportements, comme le billet de banque jeté dédaigneusement au photographe au début du film. Son jeu nerveux colle parfaitement au caractère imprévisible de Sonny. A l’opposé, livrant une performance aussi forte que discrète, Robert Duvall (que Coppola retrouve lui aussi après Les Gens de la pluie) est un Tom Hagen charismatique. Pendant la phase du casting, Coppola avoue cependant avoir essuyé un refus : celui de l’actrice italienne Stefania Sandrelli que le réalisateur souhaitait engager pour le rôle d’Appolonia, l’épouse sicilienne de Michael.
Limité par le budget du film, Coppola ne pense pas pouvoir se payer une grande star pour le rôle de Don Corleone. Il commence alors par auditionner « tous les vieux Italiens qui existent » mais n’est convaincu par personne. Laurence Olivier est l'option principale du studio mais Coppola réfléchit également à Marlon Brando, en apprenant que Mario Puzo s’en est inspiré pour imaginer Don Corleone. Seulement le studio considère que Brando est fini dans le métier : ses derniers films ont été des échecs cuisants et l’acteur de 47 ans a la réputation d’être difficile sur les plateaux, régulièrement sujet à des débordements qui occasionnent des retards. Les opposants à l’acteur se font entendre : « En tant que président de Paramount, annonce un jour Stanley Jaffe, je peux vous assurer que Marlon Brando n’apparaîtra jamais dans ce film. Et plus encore : en tant que président de la compagnie Gulf+Western, il n’y a aucune discussion possible. » D’autres, comme le producteur Dino de Laurentiis, mettent en garde : « Si Brando joue le Don, ne pensez même pas sortir le film en Italie. Ils vont se moquer de lui dans chaque scène. » Entre Robert Evans et Coppola, l’atmosphère devient glaciale. Le réalisateur refuse d’avancer sur le casting tant que le rôle n’est pas distribué. Il défend longuement la cause de Brando lors d’une réunion restée célèbre : pour avoir le dernier mot et montrer que l’acteur est indispensable au film, Coppola va jusqu’à simuler un malaise. Il obtient alors l’accord du studio qui demande, entre autres conditions, que Brando fasse lui aussi des essais filmés. Contre toute attente, l’acteur accepte. Il improvisera devant la caméra, kleenex dans la bouche et cirage dans les cheveux (« Je veux ressembler à un bulldog »). Sa transformation bluffe les cadres réticents qui ne le reconnaissent pas : « Il a l’air italien, mais qui est-ce ? » demanda Evans.
Coppola a apporté au film une facture cinématographique alors que le roman manquait singulièrement de style littéraire. Avec le directeur de la photographie Gordon Willis et le décorateur Dean Tavoularis, il définit l’aspect visuel du film qui, pour appuyer les errements de personnages tiraillés entre le Bien et le Mal, évoluera entre la clarté et l’obscurité - pour Gordon Willis, Don Corleone personnifie le diable. La première scène est typique de ce choix : elle dégage une atmosphère funèbre dans une pénombre où les personnages et les visages ne sont que partiellement visibles. A force de travailler des images peu éclairées, Willis gagnera auprès de l’équipe le surnom de Prince des Ténèbres. « Mes choix dans l'éclairage et la couleur ont été conçus pour créer un sens mythique, rétrospectif » précise-t-il dans la revue “American cinematographer”. Il reproduit autant que possible le style des clichés anciens, avec du grain et une teinte dorée, pour obtenir « cette photo sombre, brunâtre, qui cherche à rappeler le noir & blanc, ou du moins à faire oublier la couleur. » Imprégné de cinéma classique, Francis Ford Coppola s’inspire des films des années 40, période où se déroule l’histoire, en privilégiant les plans fixes, en évitant tout mouvement sophistiqué. Il fait de même avec l’ambiance sonore, épurée, dénuée de grands effets. Contrastant avec un calme apparent, Coppola joue sur les tensions croissantes et apporte, avec cette simplicité formelle, beaucoup de réalisme.
C’est la première fois que Coppola travaille avec Dean Tavoularis, un décorateur qui deviendra à partir de ce film un allié de choix, l’un de ses plus proches et fidèles collaborateurs. Pour figurer la demeure des Corleone à Staten Island, Dean Tavoularis s’inspire de la résidence des Kennedy, modèle avoué pour la famille mafieuse : un clan puissant avec à sa tête un patriarche et plusieurs fils d’envergure. Tavoularis, adepte du détail, apprécie le challenge de recréer une époque. Grâce à lui, le pari de la reconstitution est gagné et donne au film un cachet supplémentaire. Il permet à Coppola de montrer un temps qui n’existe plus et de saisir l’ambiance d’une époque, comme il le fera quelques années plus tard avec Peggy Sue s’est mariée (1986) ou Tucker (1988). Pour parfaire l’authenticité du film et renforcer l’identité italo-américaine, Coppola souhaite garder les dialogues en italien. Il a l’audace d’imposer de nombreuses scènes sous-titrées, chose rare pour un film hollywoodien de cette envergure. Et comme il l’a déjà fait sur Les Gens de la pluie (en donnant de petits rôles aux habitants des provinces traversées par l’équipe de tournage), il complète la distribution du film en organisant une audition libre pour trouver des acteurs au physique typé. C’est ainsi qu’il découvrit Abe Vigoda, remarquable Tessio.
Le réalisateur s’adjoint les services de Nino Rota, fidèle compositeur de Federico Fellini. Confronté aux idées de Coppola qui pensait plutôt à un style arabisant pour refléter l’aspect archaïque de la Sicile, Nino Rota trouve quelques difficultés à composer la fameuse mélodie romantique. Robert Evans craint que son travail soit trop « intellectuel » et opératique, lui qui préfèrerait des mélodies plus populaires, dans la lignée de ce que composa Francis Lai sur Love Story. Pour Coppola, la musique de Nino Rota et la fameuse valse du Parrain ont apporté « un air d’authenticité à la saveur italienne dont le film avait besoin. » Le réalisateur utilise l’apparition du thème principal, hanté par la tragédie, pour marquer l’évolution de Michael et souligner les étapes qui le conduiront à la tête de la famille. « Le choix de la valse renvoie de manière métaphorique à la manière dont les êtres humains vont s’avérer des marionnettes dans les mains de Vito puis de son fils » , idée reprise sur l’affiche originale.
Les relations entre Coppola et le studio ne s’arrangent guère quand commence le tournage, avec un nouveau coup de théâtre à la fin de la première semaine : Evans déteste les rushes et n’apprécie pas la photographie, qu’il pense trop obscure. Il trouve aussi à redire sur le phrasé de Marlon Brando dont il ne comprend pas un traitre mot pendant la scène de réunion, à l’usine d’huile d’olive. Evans a presque décidé de renvoyer Coppola, il essaye de contacter Elia Kazan pour le remplacer, estimant qu’il est le seul à savoir diriger l’acteur correctement. En apprenant cela, Brando menace de quitter le film : « Il a sauvé ma peau » avouera plus tard Coppola qui eut le temps de retourner la scène en question et d’améliorer le résultat, rassurant suffisamment le producteur impatient. Coppola se souvient encore très bien de cette fameuse semaine et s’étonne encore aujourd’hui des réticences du studio à son égard puisque certaines des scènes considérées comme parmi les meilleures du film (l’hôpital, le restaurant) avaient été tournées pendant ces premiers jours.
Comme si les pressions du studio ne suffisaient pas, le réalisateur doit aussi gérer les tempéraments de son équipe et supporter notamment les divergences croissantes de Gordon Willis, son directeur de la photographie. Cela finit par tourner à l’affrontement de deux conceptions du cinéma, un conflit de méthode et de génération : « Pour lui, j’étais juste un gosse » se souvient Coppola qui réécrit ses scènes jusqu’au dernier instant, privilégiant les répétitions et l’improvisation, encourageant ses acteurs à se déplacer dans le décor tout entier. Cela rend Willis furieux car la lumière longuement préparée doit être retouchée : « J’aime la discipline dans la mise en place et le travail, disait-il. On ne peut pas tourner un film entier en espérant des heureux accidents. Ce que l’on obtient n’est qu’un énorme et mauvais accident. Francis n’était pas bien préparé à ce genre de tournage. » Willis trouve Coppola à ce point incompétent qu’il quittera le plateau à plusieurs reprises. « Ce sont des artistes, pas des automates ! » lui répondra le réalisateur. Michael Chapman, opérateur caméra sur le film et futur directeur photo de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976), se souvient « des merveilleux combats opératiques » entre les deux hommes. Gordon Willis considérait que les méthodes du réalisateur faisaient perdre un temps précieux à l’équipe et que le planning ne pourrait certainement pas être respecté. Il est vrai que Coppola a tendance à tirer sur la corde : obligé de se contenter d’une cinquantaine de jours de tournage (au lieu des 80 qu’il avait demandés) il prend quand même le temps nécessaire à la préparation, monopolise l’équipe pour retourner régulièrement des scènes. Au final, le calendrier fut effectivement dépassé, mais d’une dizaine de jours seulement.
Coppola est soumis à une telle pression qu’il ne peut retravailler l’écriture de certaines scènes importantes. Il fait alors appel à Robert Towne, croisé du temps où il travaillait pour Roger Corman, et futur scénariste de Chinatown (Roman Polanski, 1974). « Le principal problème est qu’il manquait une scène finale entre Michael et son père, se souvient Robert TowneCoppola disait toujours "Je veux une scène dans laquelle ils se disent qu’ils s’aiment." Ce que je ne pouvais pas faire : il devait se passer quelque chose, y avoir une action. C’est ce que j’ai fini par écrire avec cette scène dans le jardin entre Al Pacino et Marlon Brando - une scène sur le transfert de pouvoir. » 
Le tournage principal dure près de trois mois, de fin mars à début juillet 1971, avec pas moins de 102 décors dans la région de New York ainsi qu’à Taormina, en Sicile. En octobre 1971, Coppola rentre chez lui près de San Francisco, loin de Hollywood, pour superviser le montage du film avec l’aide de William Reynolds et Peter Zinner. Le chantier est colossal : ils assemblent plus de 90 heures de rushes et aboutissent à une version de trois heures. Le studio demande cependant à raccourcir le film d’une heure. Mais en visionnant cette version de 120 min qui privilégiait l’intrigue aux aspects humains, Evans se rend compte des carences de la narration (c’est « une bande-annonce de 2 h pour le film ») et opte pour le premier montage.
Dès ses premiers films, Coppola puise dans sa vie, son quotidien, pour écrire ses scénarios. Très proche de sa famille, il lui donne une place essentielle dans son œuvre, que ce soient avec ses souvenirs (quand il était enfant, sa mère disparut plusieurs jours de la maison : l’anecdote devint la base des Gens de la pluie) ou des jeux de rapports familiaux : les frères de Rusty James (1983) ou Cotton Club (1984), la famille séparée des Gens de la pluie (1969). Issu lui-même du milieu italo-américain, Coppola trouve immédiatement des résonances personnelles dans le roman de Mario Puzo. Il n’accepte d’en faire un film qu’à condition de pouvoir transformer l’histoire de gangsters en une chronique familiale. Coppola s’attaque à une réécriture approfondie avec la collaboration de l’auteur : chacun, à tour de rôle, développe une partie du scénario de son côté et la renvoie à l’autre, pour corrections et enrichissements. Coppola conserve ainsi sa personnalité et sa sensibilité tout en s’inspirant du travail de Puzo. Il estime que le livre contient « une histoire formidable (…) à condition de pouvoir se débarrasser de tout le reste. » Il reprend donc les étapes-clé du livre, laisse de côté certains épisodes à sensation (la tête de cheval sera l’une de ses rares concessions) et développe l’univers familial. L’apport de Coppola au matériau de base est énorme. Les relations entre les personnages sont typiques des familles italo-américaines, notamment sur la place des femmes, réduites aux rôles d’épouses et de mères. Coppola intègre de nombreux détails autobiographiques par le biais d’une culture faite de traditions et de rituels : les musiques typiques pendant la fête, les repas (ils sont souvent attablés) et le rapport à la nourriture (la recette de la sauce tomate ou les allusions aux cannolis), les images d’enfants qui courent dans la maison pendant les audiences du Don ou le mariage qui ouvre le film - utilisé en même temps pour introduire les nombreux personnages. Pour imprégner ses acteurs de l’ambiance, Francis Ford Coppola les réunit autour de la table d’un restaurant italien : « C’était la première fois qu’ils se rencontraient tous, je n’ai eu qu’à les faire improviser pendant deux ou trois heures, comme s’ils étaient une vraie famille. » Coppola aime à dire que les Parrain sont « des films sur la famille faits par une famille » : en plus de s’en inspirer le réalisateur fait, dès qu’il le peut, appel à ses proches. Son père compose les airs traditionnels qui accompagnent le mariage ; le bébé baptisé à la fin du film n’est autre que sa fille Sofia ; et c’est Talia Shire, la propre sœur du réalisateur, qui incarne Connie Corleone. Ce choix de Robert Evans ne plait pas du tout à Coppola qui, avant de se laisser convaincre, la trouve « trop jolie » pour interpréter une fille de mafieux.
Issue de cette même culture, la Mafia a développé des traditions calquées sur celles de la famille : elles sont cinq à se partager le monopole du crime à New York, dirigées par des « parrains ». Les entrevues dans le bureau du Don rappellent l’ambiance du confessionnal, la pègre a développé ses propres rituels en s’inspirant des codes religieux. La séquence finale montre le baptême et une série de meurtres, alternés dans un montage qui accentue le contraste entre les deux actions et qui souligne, en les mettant sur un même plan, l’appartenance de ces meurtres à une forme de cérémonial. Il s’agit d’accueillir religieusement le fils de Michael et d’introniser ce dernier symboliquement, pour la Mafia, lorsqu’il accède au pouvoir. « Monter parallèlement le baptême et l’assassinat n’était pas dans le script », explique Coppola. C’est le monteur Peter Zinner qui suggéra d’ajouter le thème de l’orgue pour lier par la musique les différents espaces, les différents moments. Lors de cette séquence, Coppola met en lumière les contradictions qui dominent l’existence des personnages, pris dans une double vie qu’ils tentent vainement de conjuguer. Par l’emploi du montage alterné, Coppola montre comment Michael apparaît aux yeux de la société (un père de famille respectable) et tel qu’il est vraiment (le commanditaire de meurtres). Le scénario joue sur les contrastes entre l’humanité de façade d’une famille  "comme une autre", qui marie les siens au grand jour, tandis que les vrais tempéraments et les enjeux criminels sont discutés dans la pénombre d’un bureau. C’est aussi une difficulté pour Coppola qui doit naviguer entre l’empathie nécessaire pour ses personnages et la réalité des faits. Don Corleone est une personnalité trouble qui, sous des airs très humains, n’en reste pas moins un monstre : c’est ainsi qu’il mourra, ironiquement "déguisé" avec des pelures d’orange dans la bouche pour effrayer son petit-fils.
A la recherche d’une ouverture suffisamment originale et forte pour son film, Coppola s’inspire de celle qu’il a écrite pour Patton (Franklin J. Schaffner, 1970) pour lequel il recevra l’Oscar du Meilleur Scénario, un discours du célèbre général devant un gigantesque drapeau américain. L’ouverture du Parrain est tout aussi réussie : un monologue filmé en plan séquence, pendant de longues minutes. Le cadre est d’abord très serré sur le visage de Bonasera quand est prononcée la première réplique (« Je crois en l’Amérique »). A cet instant le personnage représente encore l’émigré qui a trouvé refuge en Amérique, terre d’opportunité. Mais on apprend que sa fille a été violée et que la police n’a pas mis les coupables en prison. Au fur et à mesure qu’il raconte son histoire, le cadre s’élargit lentement et laisse peu à peu apparaître la silhouette de Don Corleone. Comme influencé négativement par cette présence mystérieuse, le discours du personnage change de signification. Désormais, ce n’est plus l’humble citoyen qui parle mais un père en quête de vengeance. L’homme honorable s’est transformé en commanditaire d’un crime, il a perdu ses illusions et sait maintenant que le pays ne sait plus le protéger. Pour Coppola, « l'Amérique ne s’occupe pas de ses habitants. Nous voyons notre pays comme un protecteur mais il nous trompe et nous ment. Les gens aiment à lire sur une organisation qui s’occupe vraiment d’eux, c’est de là que vient la popularité du livre. »
Pour Coppola, « la Mafia et l’Amérique ont les mains tachées du sang indispensable pour protéger leur pouvoir et leurs intérêts. Toutes deux sont des phénomènes totalement capitalistes. »
L'une des grandes force du Parrain est son rythme, cette volonté de s'attarder sur chaque personnage, sur des petites scènes en apparence insignifiantes mais qui font naître l'affection que l'on éprouve pour cette famille maudite au destin funeste. Ample et terriblement lancinant, Le Parrain est la pierre fondatrice d'un des plus grands édifices du cinéma hollywoodien moderne.
Le Parrain sort le 11 mars 1972 dans une grosse combinaison de salles (340 copies, un record pour l’époque). Il sera nominé dix fois aux Oscars et recevra trois prix : meilleur scénario, meilleur film et meilleur acteur pour Marlon BrandoLa remise de sa statuette reste encore célèbre : on se souvient du scandale suscité par l’acteur qui n’ira pas chercher son prix, envoyant à sa place une jeune Indienne pour protester contre la dégradation de l’image des Indiens à Hollywood. Avec ce film Coppola surprend un peu tout le monde : un cinéaste majeur est né alors qu’on ne l’attendait pas. Coppola apporte au genre une véritable originalité : Le Parrain montre une façon très personnelle de filmer les gangsters, une vision authentique du milieu italo-américain, une ampleur et un souffle que ses films précédents ne possédaient pas. Auteur aussi bien qu’artiste, Coppola montre un désaccord profond avec les méthodes de travail des studios, lui qui essaiera de travailler au sein de ce système sans parvenir à s’y intégrer. En même temps, comme il le prouvera par la suite, il n’est jamais aussi que bon que quand il travaille sous la pression et la contrainte. Le film devient l’un des plus gros succès de l’année et fait la fortune de son réalisateur (qui avait négocié, en plus de son cachet, un pourcentage sur les bénéfices). A 33 ans, Coppola devient, comme Michael Corleone, une personnalité influente : à Hollywood, il est le réalisateur incontournable du moment. Il s’affirme comme le premier grand cinéaste issu (avec Martin ScorseseBrian de PalmaSteven Spielberg ou George Lucas) d’une génération de diplômés en écoles de cinéma qui émergea dans les années 70, repérés par les dirigeants des studios pour satisfaire le public jeune qui devenait, alors, la principale cible de l’industrie. 

Conversation secrète
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Gene Hackman, Frédéric Forrest, John Cazale, Allen Garfield, Robert Duvall, Harrison Ford, Cindy Williams
Film américain
Genre : policier
Durée : 1h53
Année de production : 1974
Un spécialiste de l’écoute téléphonique découvre lors d’un enregistrement apparemment banal, qu’un meurtre se prépare.
Ecrit en 1967, Conversation Secrète aurait dû être réalisé juste après Les Gens de la Pluie. Mais les impératifs commerciaux en décidèrent autrement, et Coppola se retrouva à diriger Le Parrain pour le compte de la Paramount. Le triomphe de ce dernier permettra à Coppola de mener à bien son projet, qui viendra s’intercaler entre les deux premiers opus de la saga mafieuse.
Le projet naît à la suite d’une conversation entre Coppola et Irvin Kershner sur les écoutes à longue distance. Constatant l’intérêt du jeune scénariste, le futur réalisateur des Yeux de Laura Mars lui fait parvenir de la documentation sur Hal Lipset, qui se rendra plus tard célèbre en analysant les bandes enregistrées du Watergate. Il sera d’ailleurs crédité comme consultant, et son nom sera même évoqué durant le film. Le personnage d’Harry Caul est partiellement basé sur lui. Néanmoins, la source principale du film vient d’une double inspiration. L’héritage hitchcockien, l’individu victime de la machination, bien entendu. Mais c’est surtout l’ombre du Blow Up de Michelangelo Antonioni qui plane sur ce film, comme sur tout un pan du cinéma des années 70. Son influence se fera ainsi sentir sur toute la première partie de la carrière de Dario Argento, ainsi que sur la majorité de l’œuvre de Brian De Palma. Tous ces films sont basés sur des images à interpréter, voire à réinterpréter, des phrases mal comprises, bref une analyse du réel et de sa représentation. Ce thème n’est pas innocent dans une Amérique qui n’a pas oublié le meurtre de JFK filmé par Abraham Zapruder.
De fait, la paranoïa est au cœur de Conversation Secrète, que ce soit celle des commanditaires des écoutes ou celle de Harry, protégeant son intimité jusqu’à l’extrême. Il fallait tout le talent de Gene Hackman pour donner vie à un personnage si intériorisé et torturé. L’acteur livre ici l’une de ses meilleures performances, et semble-t-il celle dont il est le plus fier. Et si Harry Caul est le personnage central, les second rôles ne sont pas laissés pour compte : le regretté John Cazale, sublime de frustration, ainsi que le tout jeune Harrison Ford.
Rarement une mise en scène aura été autant contaminée par son sujet. La caméra recherche son sujet comme Harry cherche la réception parfaite. Le ton est donné dès le premier long plan-séquence, qui s’ouvre sur un plan d’ensemble de la place, et qui va se resserrer jusqu’à isoler Harry, suivi par le mime - autre référence à Blow Up. Mais la caméra ne l’a retrouvé que pour le perdre presque aussitôt, car il sera flou la prochaine fois qu’il traversera le champ, le point étant fait sur le couple. Ceci traduit le caractère insaisissable de Harry Caul : même lorsqu’il se trouve dans l’intimité de son foyer, il sort du champ, et la caméra doit faire un panoramique pour le recadrer. On admirera également la triple répétition du travelling latéral sur Harry parti s’isoler dans son atelier, proche d’un sample sonore mis en boucle. Tous le sens du film est là : une quête obsessionnelle d’une vérité glissante. Et Harry est un personnage qui sait écouter, mais pas entendre. Son interprétation fausse de la conversation aura des conséquences catastrophiques.
On le voit, le son est le moteur narratif essentiel de Conversation Secrète. Et rares sont les films qui possèdent une piste sonore aussi sophistiquée. D’un côté, la partition musicale, une magnifique mélodie en boucle composée par David Shire pour piano seul, est dépouillée à l’extrême. De l’autre, les enregistrements de conversations sont filtrés, déformés, parfois noyés dans le brouillage électronique, déstabilisant le spectateur, le plongeant dans l’esprit froid d’Harry Caul, aussi déshumanisé que les décors dans lesquels il évolue – le plus troublant étant sans doute son atelier, une cage grillagée isolée dans ce qui ressemble à un grand parking vide.
Le tournage de Conversation Secrète coïncidera avec le scandale du Watergate, qui offrira au film une résonance supplémentaire. Ce film vaudra à son auteur sa première Palme d’Or. Pourtant, il est parfois un peu oublié lorsque l’on évoque la carrière du cinéaste ; c’est une injustice, car il s’agit de l’un des sommets de son œuvre, maîtrisé du début à la fin, au carrefour du thriller et du cinéma expérimental, à redécouvrir absolument.

Le parrain, partie 2
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Al Pacino, Robert Duvall, Diane Keaton, Robert De Niro, Talia Shire, John Cazale
Film américain
Genre : drame
Durée : 3h15
Année de production : 1974
La montée en puissance de Michael Corleone, qui a pris la tête de la famille après la mort de son père, se caractérise par des assassinats.
Les dirigeants de la Paramount savent déjà que Le Parrain sera un grand succès. En février 1972, quelques semaines à peine avant la sortie en salles, ils décident de mettre en chantier une suite qui sortira dans un délai suffisamment bref pour ne pas perdre l’engouement médiatique et public. On se précipite pour annoncer des dates de tournage (janvier 1973) et de sortie (mars 1974) qui ne seront finalement pas respectées. Tout va en effet trop vite : l’équipe n’est toujours pas engagée et Mario Puzo est en pleine écriture du scénario, en Italie. Le titre de travail est alors "Le fils de Don Corleone". Portée par l'énorme succès du Parrain, la Paramount voit tout en grand. Elle double le budget prévu qui atteint 15 millions de dollars et permet notamment à Al Pacino, devenu depuis une véritable star, de voir son salaire multiplié par vingt. Francis Ford Coppola est désormais dans une position enviable, il n’a jamais eu autant de pouvoir. Quand la Paramount lui propose de reprendre la saga du Parrain, il n’est pas foncièrement motivé : « Je plaisantais en leur disant que je ne tournerais que Abbott et Costello rencontrent le Parrain. » Le président de Gulf + Western (la maison mère de Paramount) estime que ne pas tourner de suite au Parrain serait comme « avoir la recette du Coca Cola et ne plus fabriquer de bouteilles ! » On essaie tant bien que mal de motiver Coppola mais celui-ci veut vraiment passer à autre chose et surtout oublier le cauchemar qu’il a vécu pendant toute la production du film. Le studio lui déroule alors le tapis rouge : un salaire d'un million de dollars, un gros pourcentage sur les bénéfices et le contrôle total du film en tant que producteur. « Pour Le Parrain II, j’ai négocié tant d’argent que cela me permettra de financer mon propre travail », disait-il à l’époque. En contrepartie, le studio accepte en effet de distribuer un film écrit sept ans auparavant, Conversation secrète, qu’il tournera entre les deux Parrain.
Paramount souhaite reprendre Marlon Brando pour interpréter Vito Corleone plus jeune. Mais après la polémique déclenchée par la remise de son Oscar, Brando est sévèrement critiqué dans les médias, notamment par le patron du studio. En réaction, l’acteur demande une somme astronomique qu'il refuse de négocier. Coppola, qui travaillait depuis un an sur le scénario, doit désormais compter sans Brando et réécrire le personnage. On se met à la recherche d’un autre acteur, et une nouvelle fois le studio se tourne d’abord vers des stars américaines confirmées comme Dustin Hoffman. Coppola, comme sur le premier film, finit par imposer un acteur italo-américain de 30 ans, Robert De Niro, qu'il avait remarqué dans quelques films dont Mean Streets de Martin Scorsese (1973) et qu'il avait surtout pu voir à l'oeuvre pendant le casting du premier Parrain. Il venait alors auditionner pour le rôle de Sonny, mais son jeu était beaucoup trop sec et violent. Coppola s'en souviendra lorsqu'il s'agira de caractériser le jeune Vito. Pendant sa formation de comédien, De Niro avait étudié le jeu de Brando : l’acteur n’a aucun mal à se glisser dans la peau de Don Corleone et reproduire les nuances du personnage. Pour interpréter Hyman Roth, le terrible associé du clan Corleone, Coppola pense d'abord à Elia Kazan avant de suivre la proposition d'Al Pacino qui lui suggère le nom de Lee Strasberg, fondateur du mythique Actor’s Studio dont il a été l'élève. Le rôle de Hyman Roth est pour le moins marquant. Strasberg incarne un autre genre de parrain, tout en contraste : un pouvoir immense et une poigne impitoyable cachés derrière l’apparence fragile d’un vieil homme malade. « J’ai essayé de créer un visage qui ne montre pas d’émotions, la sensibilité d’un homme pour qui tout est business », se souvient l’acteur. Autre mentor qui apparaît brièvement (comme membre de la commission d’enquête), Roger Corman est celui qui a permis à Coppola de développer son apprentissage du cinéma. Ses années passées dans l’écurie de ce chantre de la série B furent pour le jeune réalisateur comme une deuxième école de cinéma.
Le tournage commence en octobre 1973. L’équipe part six semaines près du lac Tahoe, entre le Nevada et la Californie, pour tourner notamment les scènes estivales de la fête donnée au bord du lac. Or à près de 1 900 m d’altitude, le mois d’octobre précède les premières neiges. Il fait donc très froid et cela cause retards de planning, dépassements de budget et nombreuses tensions. Al Pacino se montre par exemple assez difficile avec Coppola. Quelques semaines avant le début du tournage, l’acteur, qui a accepté de faire Le Parrain II sans avoir lu le scénario, fait savoir, par l’intermédiaire de son avocat, que le script ne lui plaît pas. Coppola, qui partage son avis sur de nombreux points, réécrit toutes ses scènes en un week-end. Quelques années plus tard, Pacino avouera à Coppola que ce coup de pression était surtout destiné à lui faire améliorer un script encore trop faible. Plus tard pendant le tournage, Pacino se plaint cette fois-ci de la lenteur des prises de vues, rappelant sans cesse que Serpico (1973) fut bouclé en une vingtaine de jours seulement. Rendu visiblement nerveux par la sortie imminente du film de Sidney Lumet, l’acteur s’est ensuite calmé, rassuré par le bon accueil critique : « Il n’y a qu’au théâtre que Pacino se sent en sécurité » rappellera Coppola.
Le lac Tahoe est un lieu du tournage isolé et certains se demandent si le réalisateur n’a pas délibérément choisi de couper l’équipe tout entière du reste du monde - tel Michael qui enferme sa famille entre les murs de sa résidence. Cela occasionne de nouvelles tensions sur le plateau car l’équipe le vit mal. C’est notamment le cas d’Eleanor, la femme du réalisateur, qui supporte difficilement ces longues semaines loin de sa vie, de ses amis. Leurs disputes et la mauvaise ambiance minent le moral de Coppola qui glisse lentement vers la déprime, comme l’a plus tard rappelé Pacino : « Je vais voir Francis, j’ai un problème, je veux lui en parler. Et que fait-il ? Il me raconte ses problèmes. Est-ce que je veux les entendre ? C’est le réalisateur ! » En janvier 1974, lorsque l’équipe doit partir dans les Caraïbes tourner les scènes cubaines, elle trouve une pluie ininterrompue au lieu d’un grand soleil. Al Pacino attrape une pneumonie et doit être arrêté près d’un mois. En attendant sa guérison, Coppola peut heureusement gagner du temps en filmant à New York un décor qui reconstitue le quartier de Little Italy de 1918. Dean Tavoularis, qui vient tout juste de le terminer, a maquillé les devantures des boutiques, caché le bitume avec de la terre et du sable. Coppola ne se prive par de filmer ce décor impressionnant, notamment dans un plan général qui montre la rue à perte de vue. On retrouve le talent de Tavoularis, son souci du détail, dans les scènes à Ellis Island où arrivent les immigrants, recréées dans un marché au poisson de Trieste, en Italie. « J’ai mis tout mon cœur dans les séquences de Little Italy, se souvient Coppola. J’avais écrit de très belles scènes que nous n’avons pas pu inclure dans le film. »
La proposition que Coppola a d’abord acceptée pour son aspect financier a fini par l’intéresser d’un point de vue artistique. Il avait besoin de s’identifier à l’histoire et à ses personnages, et a trouvé dans la vie de Michael Corleone des échos à son propre parcours, se demandant par exemple par quels moyens il pourrait épargner sa famille après avoir acquis toute cette richesse. Car Coppola est désormais très puissant, comme Michael, et vit aussi les mêmes conflits intérieurs - argent, pouvoir, famille. Avec Le Parrain II, Coppola souhaite « faire un film plus ambitieux, encore plus beau, plus avancé que le premier » et entrevoit la perspective de prolonger l’intrigue du Parrain, d’en faire un récit de sept heures au total, sans que cette deuxième partie soit un simple décalque de la première. Il choisit de poursuivre et développer les mêmes thématiques en les renouvelant. La peinture familiale, par exemple, n’a plus du tout la même saveur. Dès les premiers plans du film, un fauteuil désespérément vide, Coppola nous prévient que la mort de Vito Corleone a eu des répercussions importantes : beaucoup de choses ont changé et son absence se fait cruellement sentir. Malgré des personnages qui tentent d’en préserver le souvenir, l’impression d’une famille unie ne fait plus illusion.
Après huit mois de tournage intense, Coppola est épuisé. En juin 1974, à quelques jours de la fin des prises de vues, à un journaliste qui lui demande ce qu’il fera ensuite, il répond : « Je prends ma retraite ! » Le stress l’a fait énormément grossir, il pèse près de 110 kg. La pression n’est toujours pas retombée car arrive l’étape du montage. Coppola doit encore trouver la forme idéale qui corresponde à ses idées : « J’ai beaucoup de théories que je veux mettre en pratique. C’est pour cela que j’ai si peur de gâcher cette occasion. Je pourrais facilement tout rater », avoue-t-il à l’époque. Car pour distinguer cette suite, lui apporter un nouveau souffle, Coppola fait le pari osé de réunir deux histoires en une. Le montage se fait lentement, à base d’expérimentations. Après en avoir visionné une première version, son ami George Lucas et son chef opérateur Gordon Willis lui avouent : « Tu as deux films. Il faut en jeter un, cela ne fonctionne pas et ne fonctionnera jamais. » Une rumeur finit par se propager à Hollywood où le film est très attendu : la forme choisie par Coppola va déstabiliser les spectateurs. Mais le réalisateur a la conviction que son idée est la bonne et que cette structure fera la force du film. Il travaille jusqu’au tout dernier moment, s'appuyant d'abord sur des allers-retours fréquents entre les deux époques avant d'opter pour des segments plus longs pour mieux profiter des scènes du passé. Il coupe près de 40 % de son premier montage. Par cette double évocation Coppola raconte l’histoire des Corleone à travers la jeunesse de Vito, au début du XXe siècle, et la vie de Michael à la fin des années 50, dix ans après le premier opus. Comme dans You’re a Big Boy Now (1966), Coppola explore une relation entre un père et un fils, présentés cette fois comme deux images en miroir. L’alternance successive des deux époques montre deux destins étroitement liés, au sens propre comme au figuré. Car à travers ce dispositif, Coppola accentue leur opposition : « J’ai pensé que ce serait intéressant de juxtaposer le déclin de la famille avec son ascension : le jeune Vito qui la construit en Amérique pendant que son fils préside à sa destruction. »
Lorsqu’il se tourne vers le passé, le réalisateur ne peut s’empêcher de développer un certain lyrisme, avouant la nostalgie d’une Amérique qui lui rappelle aussi bien des souvenirs familiaux que des valeurs qu’il affectionne. Pour passer d’une époque à l’autre, Coppola utilise de longs fondus enchaînés qui donnent à l'image l'impression d'une rencontre manquée entre le père et le fils, deux personnages qui se révèlent très différents malgré des traits communs (silencieux, mutiques, observateurs, qui étudient les situations et les comportements). Vito est montré comme quelqu'un de loyal avec ses associés, lesquels resteront à ses côtés jusqu’à sa mort quand Michael, lui, finira par les abandonner.
Si Coppola s’étend de façon nostalgique sur le passé, l’accent est toutefois porté sur le présent, sur le personnage que Michael est devenu, à l’image de la résidence du lac Tahoe, un mélange de roc et de bois qui dévoile autant la stature de la famille, sa volonté d’enracinement, qu’elle révèle le caractère froid et primitif de son chef. Coppola estime d'ailleurs qu'Al Pacino a su parfaitement maîtriser la psychologie de son personnage, l'acteur excellant dans les attitudes impassibles autant que dans les explosions de colère. Pour le réalisateur, Michael personnifie une Amérique qui est alors repliée sur elle-même, se mettant peu à peu à l'écart du reste du monde par ses choix politiques (Richard Nixon est alors à la tête du pays). 
En choisissant de raconter l’histoire des Corleone depuis leurs origines, Coppola apporte au récit une dimension supplémentaire : la notion de destin. Ayant perdu son père, sa mère et son frère, Vito encore enfant doit fuir en Amérique où le sang se retrouvera sur son chemin et celui de ses enfants. Les Corleone entretiennent un rapport intime avec la mort, telle une malédiction qui les accable tous. Coppola accentue ici le thème de la tragédie, en germe dans le premier opus, qu’il appuie par quelques références célèbres. Les remords de Michael rappellent notamment ceux que ressentait Macbeth après avoir fait assassiner le roi Duncan. Pour appuyer le lien qui unit le père et le fils, le réalisateur choisit de répéter certains éléments du premier film pour les considérer comme des moments-clé d’une destinée commune.
A travers le parcours de Vito, Coppola montre le vrai visage d’une Amérique qui se prétend terre de tous les possibles. Comme pour appuyer cette légende, la Statue de la Liberté est la première vision que ces immigrants ont du nouveau monde, depuis le bateau qui les transporte. Ce symbole d’espoir et de promesses reste pourtant inatteignable, vu à travers des barreaux ou la fenêtre d’une cellule de quarantaine. A Ellis Island, Vito découvre une Amérique peu accueillante : il subit un traitement dégradant, déshumanisé. Parqué au milieu de la foule, il est marqué d’une façon qui rappelle presque le traitement des Juifs pendant la guerre - ce n’est plus une étoile jaune mais une croix tracée à la craie (tel le sceau de l’immigré) qui orne son veston. Poursuivant la réflexion entamée dans le premier film, Coppola décrit une population trop ignorée des institutions, livrée à elle-même, qui doit se prendre en charge pour assurer sa protection, subvenir à ses besoins, quitte à franchir la frontière de la loi. Ainsi, dans son quartier, le crime de Vito est perçu comme un acte de bravoure. Il est reçu comme un héros alors qu’il a tué. Du jour au lendemain, il se voit respecté, traité comme un membre éminent de la communauté, une figure crainte qui va gagner en puissance. Vito apprend alors qu’en suivant la voie légale il n’a aucune chance de réaliser ses rêves. Il se heurte à un système qui exploite les plus faibles pour ne leur laisser que des miettes. Il ne pourra créer sa propre entreprise - et, avec les années, fonder un véritable empire - qu’après avoir embrassé une carrière criminelle qui lui ouvrira toutes les portes. Pour les Corleone, le crime organisé s‘impose comme le passeport des opprimés pour le rêve américain, le seul moyen pour eux de réussir. « La carrière de Michael Corleone est la métaphore parfaite du nouveau monde, rappelle Coppola. Comme l’Amérique, Michael était au début un brillant jeune homme, pur, avec d’incroyables ressources et croyant en un idéalisme humaniste... C’est alors qu’il a eu du sang sur les mains. Il s’est menti à lui-même et aux autres sur ce qu’il faisait et pourquoi. » Cette vision désenchantée participe à un élan contestataire qui apparaît dans le cinéma américain de cette époque. Michael Cimino dans La Porte du paradis (1980) a, par exemple, poursuivi cette démystification de l'Amérique en dénonçant le sort réservé aux immigrants venus chercher fortune qui se sont heurtés aux riches propriétaires décidés à ne pas partager leurs richesses.
Au moment du Parrain, Coppola a parfois été accusé de projeter une image trop romantique du crime et de la pègre. Le réalisateur, qui considère plutôt Le Parrain comme une vision cinglante de la Mafia, souhaite profiter de la deuxième partie pour rectifier cela, évacuer tout sentimentalisme et renouveler sa peinture du monde criminel. Si l’on retrouve un décorum familier avec les règles et les codes du gangster (savoir s’entourer d’hommes de confiance, punir les traitres), Coppola explore le Milieu au-delà du groupe italo-américain. Nous n’évoluons plus parmi les familles régnantes new-yorkaises mais avec des pontes placés à de très hauts niveaux de la société. Hyman Roth incarne un autre genre d'organisation criminelle, un puissant lobby juif basé en Floride. Coppola poursuit ici son exploration des rapports entre les criminels et les institutions, thème qui était survolé dans le premier film. Il décrit les relations ambigües, mais toujours intéressées, entre la mafia et le pouvoir politique incarné par Geary, un sénateur corrompu (« le méchant de niveau supérieur » selon Coppola).
En novembre 1974, un mois avant la sortie du film, NBC diffuse Le Parrain à la télévision, une bonne publicité qui malgré le succès (près de 90 millions de téléspectateurs) ne sera pas suffisant pour écraser ses scores au box-office : Le Parrain II ne réalisera qu’un tiers des entrées de son prédécesseur. Cela n’empêche pas une déferlante de prix à la cérémonie des Oscars - avec parmi les concurrents Conversation secrèteLe Parrain II obtient les Oscars du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure adaptation, meilleur second rôle pour Robert De Niro, meilleur décor et meilleure musique pour Carmine Coppola et Nino Rota. Ce dernier put enfin recevoir ce prix très mérité, lui qui avait été disqualifié de la compétition en 1973 parce qu’une des mélodies était trop inspirée de celle qu’il avait composée pour Fortunella (Eduardo De Filippo, 1957). En juillet 1975, Coppola signe un accord avec NBC pour la diffusion des deux Parrain sous la forme d’une minisérie de neuf épisodes incluant près d’une heure de scènes inédites que le réalisateur n’a pas souhaité garder pour l’exploitation en salle. C’est  Coppola lui-même qui doit superviser le montage de cette version intégrale. Mais à cause d’un planning monopolisé par la préparation d’Apocalypse Now, il se contente de remodeler la structure (le récit est désormais chronologique) et confie cette version intégrale à Barry Malkin, ami d’enfance et monteur des Gens de la pluie (1969). Cette version intégrale est diffusée en novembre 1977.


Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Marlon Brando, Martin Sheen, Robert Duvall
Film américain
Genre : guerre
Durée : 2h27
Année de production : 1979
Durant la guerre du Viêt-nam, le capitaine Willard est contraint de mener une mission périlleuse au Cambodge. Accompagné de quatre soldats, il doit mettre fin au commandement du colonel Kurtz, qui utilise des méthodes jugées trop barbares.
L’histoire d’Apocalypse Now commence en 1939 lorsque Orson Welles veut adapter une nouvelle de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness), l’histoire d’un marin qui s’enfonce dans la jungle africaine, chargé de retrouver Kurtz, le dirigeant d’un comptoir commercial, qui a cessé de donner signe de vie et dont on soupçonne qu’il soit devenu fou. Alors que Welles est près à tourner, le projet est abandonné devant la pression de la production qui craint un dépassement du budget. Au final il s’en remet bien étant donné qu’il tourne à la place le mythique Citizen Kane. Trente ans plus tard, en pleine guerre du Vietnam, le scénariste John Milius (Conan le Barbare, L’inspecteur Harry) se lance dans un script mélangeant la nouvelle de Conrad à la situation au Vietnam. L’histoire reprend à peu près la même trame que le livre mais la transpose durant la guerre. Coppola est alors un jeune réalisateur qui veut lancer son studio de production indépendant American Zoetrope, il pense produire Apocalypse Now pour lancer ledit studio, avec comme réalisateur son ami Georges Lucas. John Milius a alors l’idée folle de partir tourner en plein Vietnam au milieu du conflit. Trop risqué, le projet est logiquement abandonné. Coppola tourne Le Parrain et sa suite et accède au statut de réalisateur le plus respecté d’Hollywood.
En 1976, Coppola et Millius se replongent dans ce projet de longue date et veulent réussir là où quarante ans auparavant Orson Welles avait échoué. Le script est révisé, car depuis sa première version la guerre est terminée et laisse un souvenir douloureux et tabou. Georges Lucas étant occupé à préparer La Guerre des étoiles, Coppola s’impose comme metteur en scène, il espère que le succès du film lui permettra d’acquérir l’indépendance des studios. Ainsi en février 1976, l’équipe débarque aux Philippines pour débuter le tournage, la famille Coppola est au grand complet : Francis, sa femme, ses enfants et sa sœur.
Film de guerre, film à grand spectacle, film sur la folie, Apocalypse Now ne peut être mis dans une seule case tant il évoque de thèmes. Il est l’un des premiers films américains sur la guerre du Vietnam (sorti un an après Voyage au bout de l’enfer mais commencé bien avant), inspirant par la suite toute une série de films à succès : Platoon, Full metal jacket. C’est en fait surtout un film d’aventure, la remontée du fleuve pour atteindre l’antre de Kurtz s’apparente à un long voyage vers la folie. Plus les soldats se rapprochent de leur objectif, plus ils rencontrent des gens insensés, et plus ils sombrent eux-mêmes dans le désespoir. Il en est de même pour l’équipe du film confrontée à la mégalomanie de Coppola et aux diverses difficultés qui s’enchaînent : ouragans, attaques de rebelles, crise cardiaque.
Les personnages secondaires, qui en général n’apparaissent que le temps d’une scène, sont des reflets de l’état d’esprit militaire de l’époque et de l’incompréhension face à cette guerre. Robert Duvall, nommé à l’occasion pour l’Oscar du meilleur second rôle, incarne un commandant de cavalerie aéroportée complètement déjanté qui aime écouter Wagner à fond pendant ses attaques aériennes. Il glisse l’une des répliques les plus connues du cinéma « J’aime l’odeur du napalm au matin ». Il se distingue notamment en bombardant dudit napalm un village vietnamien, pour pouvoir aller surfer tranquillement sur une plage au milieu des explosions. Ce comportement absurde balançant entre humour et horreur fait ressentir au spectateur de l’incompréhension et le perd un peu, exactement ce que ressentaient les soldats à l’époque. C’est l’effet voulu par Coppola. Il y a aussi tous ces soldats rencontrés sur le chemin par Willard, qui errent et tirent dans le tas sans même savoir qui les commande, perdus au milieu de la jungle dans un combat contre eux-mêmes.
Au delà de l’aventure et de la guerre, le film est englobé dans une atmosphère de folie qui est sublimée par les fumigènes psychédéliques utilisés à répétition et les effets de brouillard épais sur le fleuve. Il n’est pas évident de comprendre qui est le plus fou, Kurtz qui a craqué en se prenant pour dieu au milieu des indigènes, ou bien Willard qui sombre lui aussi dans un état de folie et de transe lors du final. Mais en quoi sont-ils plus fous que les autres protagonistes, tels que Kilgore interprété par un Robert Duvall survolté ? Tous déambulent dans cette guerre qu’ils ne comprennent pas, ils ignorent pourquoi ils se battent, il tirent dans le tas sans réfléchir. Cet état de folie se retrouve également sur le plateau, dans les conditions de tournage.
« Nous étions dans la jungle. Nous étions trop nombreux. Nous avions à notre disposition beaucoup trop d’argent, beaucoup trop d’équipement, et petit à petit, nous sommes devenus fous. »
Francis Ford Coppola au Festival de Cannes 1979 à propos du tournage.
Aux Philippines, la situation politique est tendue, le dictateur Marcos fait prêter des hélicoptères de l’armée pour les besoins du film, ils sont utilisés lors de la charge aérienne spectaculaire sur fond de Wagner. Seulement, à quelques kilomètres du plateau, des rebelles hostiles au gouvernement organisent régulièrement des attaques et les hélicoptères sont systématiquement réquisitionnés pour aller les combattre. Tout ça ralentit toujours un peu plus le tournage. Comme si ce n’était pas suffisant, la météo se rajoute à la liste des problèmes. Dans un premier temps Coppola est ravi, il peut tourner dans le brouillard et sous des pluies diluviennes, ce qui retranscrit les conditions climatiques qu’on connu les soldats. Cependant, lorsqu’un typhon se manifeste et ravage tous les décors, Coppola accuse le coup, encore une fois forcé de retarder le tournage et de faire reconstruire tous les décors.
Au milieu de ce chaos artistique et climatique, les acteurs et les techniciens se réfugient dans les drogues. Quand c’est pour ajouter à la crédibilité d’une scène cela peut s’avérer utile notamment pour la scène où Chef craque après l’attaque nocturne d’un tigre, l’acteur avait réellement pris de la cocaïne. Cependant quand c’est entre les prises c’est plus problématique. Le plateau devient une véritable pharmacie où l’équipe du tournage peut trouver toutes les substances psychédéliques existantes. Dans le film, la drogue est présente comme un échappatoire pour les soldats. Apocalypse Now montre l’importation par les américains de la vague psychédélique au Vietnam (le rock, les drogues).
Coppola de son côté n’a pas encore de fin pour son film alors qu’il a déjà commencé à tourner, le dénouement doit être la confrontation entre Willard et Kurtz, l’enjeu est de taille. Il réécrit sans cesse le scénario et accouche d’une nouvelle fin tous les quatre matins, finalement quand il laisse faire l’improvisation de Brando qui parvient enfin à rentrer dans son personnage, il est satisfait. Le metteur en scène se comporte comme un dictateur durant le tournage selon les témoins, un peu à l’image de Kurtz, il le reconnaîtra lui-même plus tard. Par exemple il insiste pour que le vin soit servi à 14 degrés et que les bouteilles soient sorties du frigo à la minute près avant de commencer à tourner une scène de repas. Il en demande beaucoup à ses acteurs notamment à Martin Sheen, à qui il demande de boire réellement de l’alcool et de se mettre totalement à nu pour laisser s’exprimer son désespoir. Durant la scène, complètement saoul et tenant à peine debout, Sheen s’entaille la main en frappant dans un miroir. Plus tard, en mars 1977, Sheen atteint ses limites, c’est le craquage, il fait une crise cardiaque et est rapatrié d’urgence. Il paraît même qu’un prêtre lui aurait donné les derniers sacrements. Coppola pensant qu’il pourrait perdre son interprète principal s’enfonce encore plus dans la paranoïa et la drogue. Il perd 40kg et fait venir ses maitresses alors que sa femme est là. Il pense au suicide plusieurs fois. Voyant que le dirigeant du projet devient fou, c’est toute l’équipe qui craque et se réconforte dans la drogue et l’alcool. Finalement, Martin Sheen revient en pleine forme, s’éloigner de ce tournage de fous quelque temps lui a fait le plus grand bien.
Réussir à mettre Marlon Brando à l’écran assure au film du prestige, il avait déjà tourné avec Coppola pour Le Parrain. Cependant, sa réputation d’acteur capricieux et autoritaire se confirme lors du tournage, où il complique tout. Brando arrive obèse, sans avoir lu son texte ni même la nouvelle de Conrad et réclame un salaire d’un million de dollars par semaine. Le réalisateur aurait pu le renvoyer ou bien engager un autre acteur moins contraignant, mais il tenait absolument à l’avoir à l’écran. Pionner de la méthode de l’Actors Studio qui vise à ressentir les émotions du personnage et non les imiter, Brando refuse de lire le scénario et préfère improviser des monologues philosophiques. Le peu de temps qu’il apparaît, quelques minutes seulement dans le film, prennent trois semaines à tourner, mais le résultat est présent.
Finalement, Apocalypse Now c’est 238 jours de tournage au lieu des 16 semaines annoncées ; plus de 30 millions de dollars de budget contre les 13 millions prévus et 3 ans de montage pour finalement le présenter au festival de Cannes. Coppola en grand perfectionniste, sans cesse déçu par son œuvre, ne cessait de la remonter toujours. Après un tournage aussi apocalyptique, rien n’aurait laissé penser que ce film serait réussi, son réalisateur lui même déclarait qu’il était raté. Et pourtant, il entre dans l’histoire du cinéma, récolte 150 millions au Box-office mondial, une Palme d’or et deux Oscars : du Coppola au sommet de son art. L’allure incontrôlée que prennait le film aura finalement été la recette de sa réussite, retranscrivant la folie de la guerre, le moral impacté des soldats et la complexité de l’esprit humain.
Apocalypse Now est un film légendaire, insensé, foisonnant, obscur : en ne se souciant pas de réalisme, mais en visant à restituer le climat de folie d'une guerre, Francis Ford Coppola réalisa l'œuvre la plus célèbre sur le conflit vietnamien.

Coup de
cœur
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Frederic Forrest, Teri Garr, Raul Julia, Nastassja Kinski, Harry Dean Stanton
Film américain
Genre : comédie musicale
Durée : 1h47
Année de production : 1981
A Las Vegas, le jour de la fête de l’Indépendance, un couple décide de se séparer, après cinq ans de vie commune marquée par la rancœur et les disputes.
Juste avant la sortie de ce film, Francis Ford Coppola venait de réaliser successivement : Le Parrain, Conversation Secrète, Le Parrain II et Apocalypse Now. Il va s’en dire que le cinéaste américain était à son apogée, au sommet de son art, proclamé et cité comme étant l’un des plus grands. Après le tournage mouvementé que fut Apocalypse Now, et c’est un doux euphémisme, Coppola voulut retrouver une tranquillité de création, un certain contrôle sur les évènements. Sauf que tranquillité chez Coppola n’est pas forcément synonyme de manque d’ambition. Au contraire et c’est ce qui malheureusement fit sa renommée mais aussi entraina sa chute, d’une certaine manière. Financièrement Coup de Cœur fut un four total et mit en faillite le réalisateur, qui n’a eu de cesse dans le futur, de vouloir renflouer les caisses suite à cet échec cuisant au box-office.
Pourtant, Coup de Cœur ne mérite pas le rejet qu’il a pu connaitre. Proposition formelle indescriptible, le long métrage est un hommage à un certain visage de l’Amérique, à ce vestige que sont les comédies romantiques et les comédies musicales. Pour ce faire, le réalisateur fit même construire comme décorum, pour ce film entièrement tourné en studio, toute une rue de Las Vegas, montrant cette soif de cinéma et de grandiloquence qui caractérise parfaitement l’œuvre de Coppola. Et lorsqu’on voit le travail de Damien Chazelle et son équipe sur La La Land, on aperçoit rapidement l’influence même de Coup de Cœur dans l’esprit de jeunes réalisateurs de maintenant. Au regard de ces plans chromatiques à outrance, de cette architecture des plans nous faisant passer d’un plateau à un autre comme si nous étions dans l’esprit même des personnages, de cette errance parmi les lumières ou même de cette surabondance de néons qui accentuent le virage émotionnel de l’image, Coup de Cœur est un coup de maître visuel, qui crie de tous les côtés son amour pour le cinéma.
Une épopée initiatique d’un couple se déchirant, et qui durant une courte nuit, vivra chacun de son côté une folle aventure. Alors que l’un souhaite une vie paisible, l’autre cherche un petit goût d’aventure. Certes, Coup de Cœur est parfois criblé de défauts : à trop sentir le vernis du cinéma, à peaufiner ses moindres mouvements, le long métrage manque parfois de pouls, de vie ou même de liberté. Ce qui paraît contradictoire au vue de l’ingéniosité formelle de l’œuvre. Sauf que le scénario semble parfois balbutier, manquant d’incarnation, englué dans ses saynètes de « studio », loin de la folie douce des Parapluies de Cherbourg, à titre d’exemple, notamment à cause d’un duo – de personnages et d’acteurs – parfois antipathique mais dont l’émotion qui s’en dégage arrive toujours à poindre le bout de son nez grâce à la créativité esthétique de Coppola, par la bande son magnifique de Tom Waits et Crystal Gayle ou le charme et la spontanéité des deux personnages secondaires que sont Ray et Leila, joués par les savoureux Raul Julia et Nastassja Kinski.
De ces deux derniers proviennent le souffle épique et la pointe de magie de Coup de Cœur : deux protagonistes, qui à l’image de la mise en scène du film, essayent d’exorciser le couple à sortir de sa routine, à entrevoir la magie de la nuit nostalgique des grandes chorégraphies dansantes, à dépasser son quotidien et sentir cette douce odeur de désir. Ce film de Coppola, qui n’est pas qu’une simple lubie farfelue ou un ratage complet pour beaucoup, est un film qui mérite le coup d’œil à défaut d’y ressentir son cœur. 


Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec C. Thomas Howell, Matt Dillon, Ralph Macchio, Patrick Swayze, Tom Cruise, Rob Lowe, Emilio Estevez, Diane Lane, Sarah Jessica Parker, Sofia Coppola
Film américain
Genre : drame
Durée : 1h30
Année de production : 1983
Titre original : Outsiders
Les “Greasers” issus des quartiers pauvres, et les “Socs”, fils de bourgeois, s’affrontent dans les années 1960 dans la petite ville de Tulsa en Oklahoma.
Au tournant d'une nouvelle époque faite d'incertitudes quant à son milieu professionnel, que faire lorsqu'on a été considéré pendant presque dix ans par une grande partie de ses pairs et de la critique internationale comme le plus grand cinéaste américain en activité ? Comment poursuivre dans l'excellence après avoir vécu la flamboyante décennie 1970 en tant que mentor et exemple à suivre pour de nombreux jeunes réalisateurs ayant donné naissance au Nouvel Hollywood ? De quelle façon rebondir après avoir obtenu une brassée d'Oscars pour deux films emblématiques d'une alliance entre grand cinéma populaire et fresque d'art et essai - Le Parrain (1972) et Le Parrain, 2ème partie (1974) - et gagné deux Palmes d'or à Cannes grâce à deux œuvres majeures de l'histoire du cinéma comme le thriller politico-expérimental Conversation secrète (1974) et l'hallucinante descente aux enfers guerrière Apocalypse Now (1979) ? En enfin comment trouver un deuxième souffle après le tournage au long cours, exténuant et dantesque de ce dernier film cauchemardesque durant duquel on a failli perdre totalement la raison ? Toutes ces questions, Francis Ford Coppola a probablement dû se les poser alors que le système hollywoodien des années 80 allait refermer une parenthèse enchantée qui avait offert aux artistes toutes les libertés et toutes les audaces pour mener à bien leurs œuvres - même dans les conditions les plus extrêmes et parfois irresponsables.
Sûr de son talent, mû par ses incontestables réussites, animé par une ambition démesurée nourrie par une mégalomanie vorace, et toujours plus en quête de contrôle dans son art de la mise en scène et dans ses velléités de producteur, Coppola se jette à corps perdu dans le projet Coup de cœur (1981), un film romantique expérimental à l'intrigue minimaliste qui noie son spleen dans une innovante esthétique colorée et une réalisation virtuose et baroque. A cette occasion, dans sa tentative mi-consciente mi-inconsciente de conjuguer l'art de ses grands modèles Orson Welles et Max Ophuls, il déplace et développe sa société de production American Zoetrope (appelée aussi Zoetrope Studios) pour constituer une major company indépendante destinée à produire en interne dans ses propres studios tous ses projets personnels (une volonté constante chez lui depuis la fin des années 60 lorsqu'il a fondé sa société avec la collaboration de George Lucas). Mais à sa sortie, Coup de cœur va faire face à un mur d'incompréhension de la part du public comme des critiques ; le film est surtout un bide au box-office et va causer hélas la fin prématurée des rêves de grandeur de son auteur démiurge qui se retrouve ruiné et endetté. Obligé de se retourner vers des sujets et des productions plus modestes, Coppola va se ressourcer en filmant des récits de jeunesse. Ainsi, il va adapter dans la foulée deux nouvelles de l'écrivaine S. E. Hinton, originaire de l'Oklahoma et célèbre pour ses romans d'adolescence douloureux qui mettent en jeu des personnages livrés à eux-mêmes, aliénés par un entourage défaillant et perdus dans des affrontements stériles en bandes rivales. Outsiders puis surtout Rusty James (Rumble Fish) vont témoigner d'une originalité et d'une vitalité toujours présentes chez Coppola et représenter deux bouffées d'air frais alors que le cinéaste aborde deux décennies de convalescence au cours desquelles surnageront quelques grands films au milieu de productions quelque peu indignes de son génie. Outsiders est adapté d’un roman de Susan E. Hinton que cette dernière a écrit à l’âge de 16 ans. Un ouvrage qui a obtenu un immense succès chez les lycéens. Et c’est d’ailleurs grâce à une classe d’un lycée de Fresno que ce film a d’une certaine manière pu voir le jour. Celle- ci avait en effet organisé en son sein un sondage autour de cette simple question : « quel cinéaste verriez- vous pour porter à l’écran Outsiders ? » Le nom de Francis Ford Coppola est arrivé très nettement en tête et les lycéens lui ont envoyé une lettre et un exemplaire du livre pour l’en informer. Le cinéaste a été si touché par ce geste qu’il s’est plongé sans attendre dans le roman et décidé quasiment dans la foulée de le porter sur le grand écran.
Dans son coin, Francis Ford Coppola semble succomber aux sirènes hollywoodiennes en faisant des adolescents les protagonistes principaux de ses films alors que l'industrie se tourne justement vers les plus jeunes spectateurs pour engranger des profits. Pourtant Outsiders renoue plutôt avec une imagerie fifties et sixties qui se voit même assombrie - malgré ses nombreuses touches de naïveté - par une affliction et un brutalité constantes, comme une réminiscence survoltée de La Fureur de vivre et de Graine de violence, avec ses ados rebelles violents, victimes d'une pauvreté matérielle et spirituelle dans une société de consommation inégalitaire, menant une vie sans dessein et codifiée par des bagarres de rue qui paraissent la seule raison d'être de leur morne existence. Avec ce film, dont l'adaptation lui a été suggérée par des étudiants, Coppola fait preuve d'un naturalisme assez incroyable et maintient un climat de tension mortifère qui entoure ses belles gueules d'anges maudits, deux traits caractéristiques qui placent Outsiders à mille lieues des comédies dramatiques suburbaines américaines qui font florès à cette époques ou bien des chroniques adolescentes de John Hughes - qui chacune ont certes leurs qualités. Outsiders fera aussi date pour avoir mis le pied à l'étrier à plusieurs jeunes comédiens aux carrières néanmoins disparates comme Matt Dillon, Ralph Macchio, Patrick Swayze, Tom Cruise, C. Thomas Howell, Rob Lowe, Diane Lane ou Emilio Estevez.
Pour "Outsiders", le cinéaste imposera à l’équipe du tournage, et à l’ensemble de ses comédiens débutants, de vivre séparément : il voulait ainsi recréer la tension entre ces deux bandes rivales. Ainsi les deux bandes logeaient dans le même hôtel certes mais avec un confort bien distinct. Des appartements ultra- chics avec vue pour les Socs, des chambres on ne peut plus banales au rez- de- chaussée pour les Greasers. Le cinéaste poussa même l’obsession à offrir aux membres des Socs des scénarios reliés en cuir quand les Greasers n’eurent droit qu’à des feuilles volantes. Cette logique poussera même Coppola à demander à Matt Dillon d’aller passer une nuit en prison comme son personnage le fait dans le film. Et bien que formé à l’Actor’s Studio, Dillon refusera et ne cèdera pas. Cela n’empêchera pas Coppola de le retrouver dans la foulée pour Rusty James. Précisons également que le réalisateur déclinera ce film sous la forme d'une série télévisée au début des années 90, mais ce fut un flop commercial.
Outsiders reste une œuvre importante, pour son originalité et par la clarté et la pureté du jeu de ses acteurs même s'il ne remportera qu'un succès mitigé lors de sa sortie en salle.
Outsiders reste une œuvre importante, pour son originalité et par la clarté et la pureté du jeu de ses acteurs même s'il ne remportera qu'un succès mitigé lors de sa sortie en salle.


Rusty James
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Matt Dillon, Mickey Rourke, Diane Lane, Dennis Hopper
Film américain
Genre : drame
Durée : 1h35
Année de production : 1983
Un jeune loubard au tempérament impulsif vit dans l’ombre de son frère aîné, un ex-chef de bande qui tente de le remettre dans le droit chemin.
Ce nouveau projet, que Coppola tourne avec une grande partie de l'équipe de Outsiders et dans la même ville de Tulsa, va lui permettre de pousser encore plus loin sa vision pessimiste de la jeunesse moderne (trahirait-elle alors un jugement très négatif de sa part sur la décennie qui s'ouvre ?) même si l'œuvre se pare d'un cachet intemporel, alors que Outsiders dans son beau classicisme coloré trouvait le moyen de distiller des motifs d'espoir et de ménager des passages lumineux.
Le cinéaste découvre le roman Rumble Fish pendant le tournage de Outsiders et se lance vite dans l'écriture pendant ses pauses avec la collaboration cette fois-ci de l'écrivaine. Son but, comme il le précisera lui-même, est de tourner « un film d'art pour adolescents. » S.E. Hinton avait mûri son troisième roman durant plusieurs années avant de le faire paraitre en 1975, une histoire qui trahissait une vision d'adulte contrairement à The Outsiders, œuvre de jeunesse. Les thèmes principaux du livre comme du film sont l'aliénation de la jeunesse américaine par une société injuste et brutale qui les "parque" dans une prison sociale faite de pauvreté financière et morale ainsi que de solitude, dans laquelle ces jeunes s'inventent un royaume où ils se sentent exister en recourant à la violence et à une liberté d'action illusoire ; c'est également la notion du temps qui s'écoule et annihile toute espérance, comme un compte à rebours qui emmène ses jeunes héros vers une mort spirituelle voire même physique ; c'est enfin une relation en miroir entre deux frères, le plus jeune idolâtrant son aîné au point de souhaiter ardemment le remplacer et perpétuer son héritage, un héritage qui perd tout son sens quand son auteur le renie pour tenter de sauver son cadet d'une existence futile et sans accomplissement. Cette troisième thématique a profondément ému Coppola, qui conçoit une admiration sans borne pour son frère aîné August qui lui a fait découvrir la littérature et le cinéma. August Coppola était un universitaire et un promoteur des arts (parfois aussi un collaborateur du cinéaste qui aime travailler en famille) et Francis Ford Coppola avouait qu'il se sentait vivre dans l'ombre de ce dernier. Tourner Rusty James fut donc aussi une façon de dépasser ce complexe tout en rendant hommage à ce personnage à la présence quelquefois trop encombrante. C'est d'ailleurs en investissant ce sujet de la relation fraternelle mi-destructive mi-constructive (mêlée à une figure paternelle intrusive et parfois délétère) que Coppola signait son retour artistique en 2009 avec Tetro, l'une de ses œuvres les plus originales et bouleversantes, l'année justement de la disparition d'August. Le rapport fraternel en miroir est illustré à l'écran par l'usage répété de surfaces réfléchissantes, ainsi que de cadrages très ajustés qui montrent Rusty James s'évertuer à vouloir se positionner face à son frère, ce Motorcycle Boy évanescent tout en lignes de fuite. Un plan en particulier révèle la projection narcissique qu'opère Rusty sur son frère aîné, celui où, torse nu, il se soigne dans sa salle de bains devant un miroir alors que celui-ci reflète l'image du Motorcycle Boy qui se trouve hors champ et génère un effet de transfert/superposition.
« Un film d'art pour adolescents » selon Coppola, c'est pour lui la création d'un poème visuel empli d'images oniriques et d'effets expressionnistes. A cet effet, le cinéaste fit projeter à son équipe plusieurs classiques allemands des années 20 avant le tournage. Il naît à l'écran un curieux mélange entre un "street movie" naturaliste avec une jeunesse plutôt bien incarnée bien que désœuvrée qui trace un lien avec l'errance urbaine à la Wenders (Coppola produisit Hammett en 1982, ce qui n'est sans doute pas fortuit), un essai poétique au style expressionniste revendiqué qui unit passé, présent et avenir dans une sorte d'univers en suspension propice aux élans philosophiques et dont la pulsation est rythmée par les hausses et baisses de tension exprimées par les jeunes protagonistes, et enfin une chronique adolescente faisant écho au séries B des années 50 et 60. Rusty James apparaît ainsi comme un objet arty moderne et incongru en ce début des années 80, et qui restera longtemps incompris par le public et la critique. La baston nocturne dans la gare semble échapper à tout réalisme, convoquant la chorégraphie des danses/combats de West Side Story tout en s'inscrivant dans la mouvance du clip, nouveau mode d'expression de la décennie. Le noir et blanc sublime, anthracite et aux contrastes tranchants du chef-opérateur Stephen H. Burum  - L'Emprise (1982), La Foire des ténèbres (1983), Body Double (1984), Les Incorruptibles (1987), Outrages (1989), L'Impasse (1993) - confère toute sa puissance symbolique aux longues ombres portées (ou même peintes), aux clairs-obscurs, aux nombreuses effusions de fumée et de vapeur, aux cadrages obliques suggérant un monde surgi d'âmes tourmentées. Ce monde dépeint par Coppola possède une apparence intemporelle ; d'une part grâce aux décors et aux costumes évoquant à la fois les années 50 et la fin des années 70 (et qui annoncent sans crier gare la mode vintage des années 80 s'appuyant sur les figures juvéniles des "mauvais garçons" James Dean et Marlon Brando), d'autre part via l'utilisation des mouvements des nuages filmés en accéléré qui crée une autre temporalité.
En plus des concepts de fratrie et de carcans à briser en vue d'une libération, Rusty James est profondément hanté par la notion du temps. Cela a clairement été explicité par Coppola qui truffe sans cesse son film d'horloges au risque de friser le ridicule. Son long métrage est rythmé par un tempo oscillant entre accélérations (visuelles et sonores) et moments de pause propices aux interrogations existentielles. Divers types d'horloges entourent les personnages pour évoquer le tictac d'une vie qui s'écoule inexorablement, sans autre alternative que la mort, tel un avertissement donné à son jeune protagoniste (dont le prénom signifie "rouillé", comme s'il était prématurément vieux et usé) : remplir cette vie de sens avant qu'elle ne s'achève misérablement.
Dans une autre séquence à l'onirisme appuyé et serein, le réalisateur filme son jeune antihéros léviter après été tabassé et laissé pour mort ; cette séparation du corps et de l'esprit montrant Rusty James flotter dans son quartier, parmi les siens, offre un décalage spatio-temporel qui ne laisse au garçon comme échappatoire que l'absence et la mort. L'emprise du temps est également suggérée par la bande musicale du film que Coppola a confiée à Stewart Copeland, cofondateur et batteur du fameux groupe The Police. Le cinéaste souhaitait également pousser ses expérimentations dans le domaine sonore et entendait composer lui-même une musique métallique et percussive afin d'évoquer les cliquetis et les battements d'une montre, l'écoulement mécanique du temps. Conscient de ses limites, il fit appel à Copeland qui devint responsable de la totalité de la bande-son expérimentale de Rusty James - le musicien entama à cette occasion une deuxième carrière en tant que compositeur de musique de films.
Face au jeune et fluet Matt Dillon, parfait dans sa nature mixte d'enfant perdu et de bel adolescent frondeur mais insatisfait, Mickey Rourke s'impose immédiatement avec son charisme nonchalant dans le personnage énigmatique du Motorcycle Boy. Après plusieurs seconds rôles intéressants chez Cimino, Levinson ou Kasdan, Rourke naît d'une certaine façon au cinéma en rendant chacune de ses scènes mémorable. A la fois beau comme un demi-dieu et suintant la lassitude entre deux coups d'éclat, le comédien convoque le fantôme d'un jeune Brando dont l'animalité se serait progressivement éteinte pour donner naissance à un personnage tragique qui organiserait sa lente disparition après une dernière épreuve. Celle-ci sera de libérer son frère de sa névrose obsessionnelle : devenir le reflet de son aîné dans son désir aveugle de diriger son gang vers toujours plus de violence. La symbolique des rumble fish ("les poissons lutteurs"), filmés comme des taches de couleur (rouges, bleues), exprime l'idée chevillée au corps du Motorcycle Boy qui estime que ces animaux cesseraient de se battre entre eux et contre leur propre reflet s'ils étaient libérés de l'aquarium de l'animalerie. Chose qu'il s'empresse de faire, de façon illégale bien sûr et qui scellera son funeste destin. C'est évidemment de la libération de Rusty James dont il s'agit, libération par rapport à son environnement aliénant mais aussi par rapport au modèle fraternel. Mais si les poissons échouent à atteindre le fleuve, il n'en sera pas de même pour Rusty. Par sa réalisation ingénieuse, Coppola brise le miroir : près de la dépouille de son frère aîné, arrêté par la police, Rusty James frappe son poing contre son reflet sur la vitre de la voiture et l'image du film passe alors momentanément en couleur... Le cadet est enfin libéré de son aîné.
Et le film de s'achever (presque) par une idée visuelle sublime. Via un lent travelling latéral, Coppola impulse un mouvement d'appareil qui part du corps sans vie du Motorcycle Boy et de B. J. agenouillé (Chris Penn, ici âgé de 17 ans et 3 années avant Comme un chien enragé) puis capture la communauté du quartier qui peu à peu s'amasse, à la fois interloquée et recueillie, abandonnée à son environnement, pour aboutir au plan où l'ombre de Rusty à moto passe à toute vitesse devant le tag "The Motorcycle Boy Reigns" et s'enfuit dans la direction opposée. Agissant comme un "ressort", ce travelling propulse Rusty James hors de sa prison. Le passage de relais a eu lieu et le jeune Rusty d'atteindre l'océan Pacifique alors que The Motorcycle Boy, lui, avait été bloqué en Californie où il avait retrouvé leur mère. L'océan californien apaisé forme un dernier barrage et nul ne sait ce qu'il adviendra de Rusty James, dépossédé de ses figures paternelles et toujours sans figure maternelle. Dans ce songe éveillé et mélancolique qu'est Rusty James, Francis Ford Coppola ne semble pas régler la question du besoin d'échapper à sa famille et/où aux injonctions sociales pré-déterminantes. La jeunesse américaine a atteint la frontière à l'Ouest mais elle s'interroge toujours de savoir s'il s'agit d'un nouveau départ ou d'une fin prématurée. En revanche, le spectateur cinéphile sait, lui, qu'il a rencontré une œuvre à nulle autre pareille, un film insolite et radical, libre et poétique, inspiré et prophétique, l'un des plus beaux réalisés par ce grand maître du cinéma mondial.

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Richard Gere, Nicolas Cage, Diane Lane, Gwen Verdon, Gregory Hines, Laurence Fishburne, Bob Hoskins, Lonette McKee, James Remar
Film américain
Genre : comédie musicale
Durée : 2h08
Année de production : 1984
En 1928, la prohibition a engendré une vague de violence qui a déferlé sur l'Amérique. À New York, au cabaret Cotton Club, la pègre, les politiciens et les stars du moment goûtent les plaisirs interdits. Un trompettiste blanc et un danseur noir sont emportés dans une tourmente où l'amour et l'ambition se jouent au rythme des claquettes, du jazz et des mitraillettes...
A sa sortie sur les écrans à la fin de l’année 1984 (début 1985 en France), cette superproduction au brio indéniable a laissé le public de marbre.
La première raison, qui n’est certes pas suffisante, tient sans doute dans les conditions chaotiques de sa production. Au départ, il s’agit d’un projet de Robert Evans, producteur phare du Nouvel Hollywood, à qui l’on doit Rosemary’s BabyLe ParrainSerpico et Chinatown. Au début des années quatre-vingt, Evans est en sérieuse perte de vitesse mais il n’a pas perdu son extravagance et sa mégalomanie. S’étant toujours attribué le succès du premier Parrain, il veut battre Coppola sur son propre terrain : il souhaite réaliser lui-même un grand film de gangsters, cette fois autour du Cotton Club, le célèbre cabaret new-yorkais des années 1920, qui avait la particularité de n’avoir que des artistes noirs... pour un public exclusivement blanc. Evans base son projet sur un livre historique, richement illustré, de l’auteur afro-américain James Haskins, paru en 1977. Pour inventer une fiction criminelle solide autour du Cotton Club, le producteur appelle évidemment à la rescousse sa poule aux œufs d’or, Mario Puzo. Les préparatifs du film commencent sur la base d’un premier script, des millions de dollars sont investis dans la préproduction... et Evans se retrouve vite totalement dépassé ! On ne s’improvise pas cinéaste. En désespoir de cause, le producteur engage Coppola comme script-doctor, afin de rebâtir le scénario et mieux mettre en parallèle le destin des communautés noires, irlandaises et juives qui gravitent autour du club. Dans sa tâche, Coppola se fait aider par le romancier William Kennedy, spécialiste de la communauté irlando-américaine. Vous devinez la suite : Coppola se prend au jeu et Evans comprend définitivement qu’il ne sera pas à la hauteur d’un tournage aussi complexe, entremêlant ego d’acteurs, numéros musicaux et violence criminelle. Coppola devient donc le réalisateur officiel de cette superproduction, ce qui lui donne l’occasion de revenir sur le devant de la scène après la faillite du studio Zoetrope en 1982.
Mais pour l’artiste Coppola qui adore se renouveler et changer la forme de ses films à chaque projet, il est hors de question de "refaire" Le Parrain : Cotton Club ne sera donc pas une fresque solennelle, viscontienne, sur une famille de gangsters évoluant à travers l’Histoire, entre Sicile et Amérique, mais une ronde rapide, étourdissante, en vase clos, où l’on passe sans arrêt des artistes aux gangsters, de la scène à la salle et de la salle à la rue. Coppola annonce cela dès les premières images : d’abord un numéro de danse, filmé avec ampleur, sous une lumière chatoyante mais trompeuse de Stephen Goldblatt, où les artistes noires du Cotton Club semblent s’épanouir, mais sont comme enfermées entre les piliers de la scène... Ensuite un plan serré sur un caniveau, où circulent librement les couples blancs et sur lequel une bouteille d’alcool vient se briser. Ivresse, effervescence et enfermement. Tel sera Cotton Club, un film volontairement "artificiel", un film de pur studio où le ciel n’apparaît pas, où l'on ne voit jamais New York (ou Harlem) en plan d’ensemble. En somme, un prolongement évident du Las Vegas "sous cloche" de l’expérimental Coup de cœur ! Et c’est sans doute ici la deuxième raison de l’échec commercial du film : il est fort probable que le public n’ait pas aimé cette sensation "artificielle", qui est à l’opposé de celle, épique, authentique, communiquée par Le Parrain. Comme pour Coup de cœur, ce règne de l’artifice et de l’illusion rend cette superproduction un peu "étriquée", sans que l’on puisse en déterminer la cause :  cela vient-il de la mise en abyme volontairement étouffante de Coppola (le monde est une scène, comme le montre la vertigineuse dernière séquence à la gare), épousant le point de vue d’artistes de cabaret qui se coupent volontairement du monde, par peur de la vie ? Ou cela vient-il des mauvais choix de la pré-production, qui ont empêché une reconstitution de New York à grande échelle ?
La troisième raison de l’impopularité du film vient aussi sans doute de la narration expérimentale de Coppola : le cinéaste montre en parallèle l’ascension de couples issus des deux communautés, la noire et la blanche, accusant subtilement, par ce procédé, la ségrégation de l’époque, tout en suggérant astucieusement l’égalité entre ces êtres humains, quelle que soit leur couleur de peau. Nous voyons donc évoluer deux couples d’amoureux (Richard Gere Diane Lane d’un côté, Gregory Hines / Lonette McKee de l’autre) en même temps que deux "couples" de frères (Richard Gere / Nicolas Cage, Gregory Hines / Maurice Hines, ce dernier étant d’ailleurs le vrai frère de Gregory). Un plan emblématique de ce ballet virtuose est le travelling à la steadicam qui suit les frères Williams dans la rue et qui "attrape" soudain, à contresens, les frères Dwyer qui passent par là, la caméra restant dès lors avec eux. Chez Coppola, rien n’est gratuit : par ce procédé, le cinéaste pointe du doigt l’essence de l’Amérique, à savoir une terre grouillante et "artificielle" (c’est-à-dire créée de toutes pièces par les pionniers) où les communautés blanches et noires se côtoient en général sans se toucher, en se disant « Bonjour » dans le meilleur des cas (comme ici) mais en menant chacune leur vie, en une cohabitation aveugle.
Pour autant, malgré ces subtilités et ces rimes visuelles, le public n’a sans doute pas apprécié le fait de passer sans arrêt d’un personnage à un autre, sans pouvoir véritablement s’attacher, d’autant que le personnage "principal" Dixie Dwyer, incarné par la star montante d’alors Richard Gere, n’est justement pas attachant : c’est un beau gosse arriviste, à la fois naïf et lâche, qui doit son avancée non pas à sa volonté ou à ses compétences, mais à son physique et surtout aux caprices des gangsters qu’il croise : d’abord le sanguinaire Dutch Schultz (effrayant James Remar), ensuite le rusé Owney Madden (impérial Bob Hoskins). Sa compagne Vera Cicero, incarnée par Diane Lane, n’est guère plus aimable : incapable de tendresse suite à une enfance qu’on devine pauvre et violente, elle ne rêve que d’avoir son propre night-club, et pour cela elle est prête à coucher avec tous les gangsters qui ont pignon sur rue. Quant au frère de Dixie, Vincent, joué par Nicolas Cage, comment aimer ce gangster à la petite semaine dépassé par la guerre des gangs et faisant mitrailler des innocents dans la rue ?
En fait, dans ce film, nous nous attachons bien plus aux membres de la communauté noire : ils sont certes tout aussi obsédés par la réussite sociale, mais cela se fait dans une atmosphère d’entraide beaucoup plus chaleureuse. Et malgré leurs désaccords, ils restent conscients de leur sort commun face à la ségrégation, ségrégation qui est bien sûr l’un des sujets du film. Un sujet traité peut-être trop en filigrane par Coppola, qui le regrettera au point d’établir en 2017 une version longue du film (The Cotton Club Encore), donnant encore plus de place à la communauté noire dans le montage. (1) Mais le cinéaste se rattrape grandement en mettant tout son cœur dans les numéros musicaux (chansons et/ou numéros de claquettes) qui constituent la réussite incontestable du film : moments magiques au cours desquels ces natifs américains, ignorés d'ordinaire par les Blancs, peuvent enfin s’exprimer, communiquer leurs sentiments et leurs espoirs, avec talent et émotion. Notons que les superbes numéros de claquettes entre les frères Williams (ou devrait-on dire les frères Hines ?) obligent évidemment Coppola à oublier momentanément le montage et à filmer simplement "en pied" afin d’en bien saisir toute la beauté, ce qui renforce bien sûr la symbiose entre les deux hommes, symbiose inexistante entre les frères Dwyer (ou devrait-on dire entre les comédiens Richard Gere et Nicolas Cage ?).
En dépit de ces scènes réellement émouvantes, il faut avouer que Cotton Club est une œuvre trop "froide" pour plaire au grand public. Le ton particulier du film, si ce n’est son malaise, vient du contraste volontaire entre l’euphorie des numéros et l’enfermement que ressentent tous les personnages. Pas seulement les Noirs victimes de la ségrégation, mais également les femmes victimes du machisme (Vera, Lila Rose), et même Dixie prisonnier de sa peur par rapport à Dutch et qui doit constamment "lécher les bottes" des financiers pour réussir. De là à voir une allusion acerbe de Coppola à ses rapports ambivalents avec Robert Evans et les studios hollywoodiens, il n’y a qu’un pas. Une chose est certaine toutefois : si Cotton Club était signé par un réalisateur inconnu, la critique crierait au génie, à la virtuosité suprême. Et l’avant-dernière séquence, qui met en parallèle la chute du gangster Dutch Schultz et le triomphe de l’artiste Sandman Williams, entremêlant le crépitement des mitraillettes et la frénésie des claquettes, laisserait tout le monde le souffle coupé. Mais avec le nom de Coppola au générique, la critique fait la moue. C’est dire le niveau d’exigence à l’égard de cet artiste !

Peggy Sue s'est mariée
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Kathleen Turner, Nicolas Cage, Barry Miller, Catherine Hicks, Joan Allen, Wil Shriner, Don Murray, John Carradine, Jim Carrey, Maureen O’Sullivan
Film américain
Genre : comédie dramatique
Durée : 1h40
Année de production : 1986
1985 : les anciens du lycée Buchanan, classe 1960, se retrouvent pour leur vingt-cinquième réunion. Ce soir, ils sont venus en habit d’époque, jupes gonflantes, robes des sixties, brosse et noeuds pap’ pour les garçons. Peggy, très populaire en 1960, se retrouve reine de la soirée avec pour partenaire son mari, Charlie, le rocker. Mais ce tandem si brillant jadis est sur le point de se séparer. Revoyant son mari dans sa prime jeunesse, Peggy, encore amoureuse, s’évanouit. Elle s’enfonce dans le rêve et revit ces fameuses années 1960…
Après l’échec commercial de Coup de cœur, en 1982, qui entraina la ruine de Coppola, le réalisateur se retrouva contraint d’accepter un certain nombre de films de commande pendant plusieurs années. Pourtant, chaque fois, Coppola parvint à faire de ces longs métrages de vrais films d’auteur qui portaient sa marque de fabrique et ses thèmes.
Sorte de Retour vers le futur mais en version adulte et désenchantée, Peggy Sue s’est mariée se démarque du film de Robert Zemeckis par un refus du spectaculaire et de l’angélisme. On ne saura jamais si Peggy Sue remonte le temps, visite son passé ou si son aventure n’est qu’un rêve. Fidèle à la tradition de la comédie du remariage, genre à lui tout seul dans l’histoire de la comédie hollywoodienne, le film de Coppola narre le cheminement psychologique et sentimental de son héroïne, partagée entre l’envie de ne pas reproduire les mêmes erreurs et un besoin de stabilité, de sécurité.
Le film comporte également de beaux moments d’humour, avec notamment une scène où Peggy Sue, plus expérimentée que Charlie  – et pour cause, elle a en fait 41 ans et n’est donc plus une adolescente – fait peur à Charlie qui panique. On assiste à une inversion des rôles et des sexes assez drolatique. Kathleen Turner est à la fois irrésistible et touchante dans le rôle de cette femme en décalage permanent, par son âge, l’époque future d’où elle vient mais aussi par le recul qu’elle a sur sa vie, son passé.
Les moments où elle revoit des êtres qu’elle a depuis perdus de vue, ou perdus tout court, constituent de très belles scènes. L’émotion qui la submerge, incompréhensible aux yeux de ses proches qui ignorent tout de son « voyage temporel » devient la nôtre. Si le film peut plaire à toutes les générations, il appartient à cette frange d’œuvres qui se revoient à différents moments de sa vie, les lectures qu’on en fera s’enrichissant au fil du temps qui passe, avec son lot de regrets et ses moments de réconciliation avec soi-même et son histoire.  
On peut voir en Peggy Sue s’est mariée un beau film sur l’acceptation. L’acceptation de la vie telle qu’elle est : souvent morne et demandant un courage et une abnégation quotidiens, discrets, presque invisibles aux yeux des autres. Il s’agit de se réconcilier avec son passé, pour mieux accepter son présent. Pas de transformation spectaculaire, pas de rebondissement extraordinaire, mais un mélange de philosophie et de poésie. Et le retour à l’adolescence de l’héroïne devient paradoxalement un parcours initiatique qui permet de mieux comprendre ce qu’être adulte veut dire. 
Un très joli film exploité avec sensibilité, émotion et intelligence par un grand réalisateur.

Jardins de pierre
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec James Caan, Anjelica Huston, James Earl Jones, Dean Stockwell, D. B. Sweeney, Laurence Fishburne
Film américain
Genre : drame
Durée : 1h50
Année de production : 1987
Le soldat Jack Willow a trouvé la mort au Vietnam, ce qui désespère son père spirituel, le sergent Hazard, qui l’avait mis en garde contre cet engagement risqué. Willow est enterré, avec quinze camarades, dans le cimetière d’Arlington, immense jardin de pierre. La cérémonie est l’occasion pour Hazard de retracer le parcours du jeune idéaliste, le fils d’un de ses anciens frères d’armes.
Rares sont les grands réalisateurs américains dont le parcours ressemble autant à des montagnes russes que Francis Ford Coppola. Si l’on se risquait à faire un bilan, la comparaison avec Michael Cimino, comme Coppola une figure clé du Nouvel Hollywood, est tentante. On connaît le destin atypique du premier : après avoir connu la consécration dès son deuxième opus, l’extraordinaire Voyage au bout de l’enfer (1978), l’étoile filante s’écrasa dès l’œuvre suivante, La Porte du paradis, dont l’échec retentissant précipita la ruine de la United Artists, détruisit la réputation de Cimino et provoqua à lui seul un tournant dans l’industrie cinématographique américaine, les studios n’accordant désormais plus que rarement les « pleins pouvoirs » aux metteurs en scène. Michael Cimino ne se releva jamais de cette catastrophe, et tous ses films suivants furent des échecs tant commerciaux que critiques (à la notable exception de L’année du dragon (1985)), avant que le cinéaste ne prenne une retraite anticipée en 1996… et décède vingt ans plus tard.
En caricaturant à peine, on pourrait dire que la carrière de Francis Ford Coppola a suivi les mêmes convulsions que celle de son infortuné confrère, mais sur une durée nettement plus longue et, heureusement, avec des effets (tout juste) moins tragiques. Sa trajectoire professionnelle se découpe en cycles décennaux. Après une poignée de films de jeunesse, très différents les uns des autres, dans les années ’60, Coppola et son ami George Lucas, influencés par le cinéma européen, ambitionnent d’introduire dans leur pays de nouvelles méthodes de création cinématographique. En quelques années, ils s’érigent tous les deux comme les fers de lance du Nouvel Hollywood, mouvement de modernisation du cinéma américain et incroyable vivier de talents (Spielberg, Scorsese, Malick, De Palma, etc.). Porté par ce souffle nouveau, Coppola va vivre une décennie de rêve. Dans les années ’70, comme touché par la grâce divine, il met ainsi en scène, successivement, Le Parrain, Conversation secrète, Le Parrain, 2e partie et Apocalypse Now. Quel cinéaste ne tuerait pas père et mère pour accoucher d’une telle brochette de chefs-d’œuvre ?
En 1979, Coppola est au faîte de sa gloire. Peu se doutent alors qu’il va connaître une traversée du désert de plus de dix ans. A l’instar de Michael Cimino, dont Voyage au bout de l’enfer sort un an avant Apocalypse Now, chef-d’œuvre dont la réalisation cauchemardesque lui a presque fait perdre la raison, Coppola va connaître un revers catastrophique. Son musical Coup de cœur, sorti en salles en 1982, qui a engagé une production colossale de 26 millions de dollars, est un désastre. Le film engrange moins d’un million de dollars au box-office. L’impact financier est tel que Coppola doit vendre son studio Zoetrope, et il mettra ensuite très exactement dix ans pour éponger ses dettes (le succès de Dracula en 1992 signe la fin du calvaire). Pendant cette décennie 1980 maudite, il s’acquitte de plusieurs films de commande pour tenter de se refaire. Si quelques-uns sont aujourd’hui largement réhabilités (Outsiders, Rumble Fish), un seul rencontre le succès : Peggy Sue s’est mariée, en 1986. Aux abois et à l’affût de la moindre opportunité pour desserrer l’étau de ses créanciers, Coppola accepte même de tourner un court-métrage kitschissime avec Michael Jackson pour une attraction de Disney (Captain Eo, 1986) ! Même sa participation au film collectif New York Stories, en 1989, aux côtés de Woody Allen et Martin Scorsese, est un fiasco, les critiques jugeant sa contribution la pire du film… C’est finalement contraint financièrement que le cinéaste accepte de tourner en 1990 le troisième volet de la saga du Parrain, un film qui ne fera pas l’unanimité mais qui permet à Coppola de renouer avec le succès, avant que Dracula ne lui permette enfin d’envisager l’avenir avec sérénité. Ces longues années d’errance ont cependant laissé des traces. Coppola réduit le rythme et, surtout, l’envergure de ses œuvres, se concentrant, à partir des années 2000, sur des projets personnels et relativement discrets. S’ensuivent des longs-métrages de qualité très variable : si Tetro (2009) est une œuvre très intéressante, que dire du calamiteux Twixt (2011)? En attendant Megalopolis, un projet imaginé de longue date que Coppola décrit lui-même comme un nouveau « travail majeur »…
Mais revenons quelques années en arrière. En plein dans l’œil du cyclone, plus précisément. Jardins de pierre, sorti en 1987, fait en effet partie de cette decennium horribilis du cinéaste américain. Il en possède même toutes les caractéristiques, puisqu’il fut un échec commercial et critique. Plus grave, le quinzième long-métrage de Coppola est profondément marqué par un drame personnel, le décès de son fils aîné Gian-Carlo (le père de la future réalisatrice Gia Coppola, née après son décès), en mai 1986, dans un accident de bateau, à l’âge de 22 ans. Francis Ford Coppola lui dédiera son film suivant, Tucker : L’homme et son rêve (1988). Le jeune homme était impliqué dans la préproduction des Jardins de pierre. Griffin O’Neal, l’acteur supposé jouer le rôle du soldat maladroit Wildman dans le film, quitta quant à lui logiquement le projet car… il pilotait le bateau dans lequel se trouvait Gian-Carlo Coppola lors de l’accident fatidique ! Il fut remplacé par Casey Siemaszko. Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas exagéré de parler de « film maudit », et il est fort à parier que Coppola lui-même préfère aujourd’hui l’oublier. Et pourtant, Jardins de pierre mérite cent fois d’être sorti de l’ornière des années ’80 où il croupit depuis plus de trente ans, oublié de tous, ou presque.
Adaptation du roman du même nom (Gardens of Stone en anglais) de Nicholas Proffitt, l’œuvre a pour protagoniste principal le sergent Clell Hazard, vétéran endurci des guerres de Corée et du Vietnam. Alors que le conflit vietnamien tourne au vinaigre pour les Américains (le récit démarre en 1968), Hazard se voit invariablement refuser sa demande de mutation comme instructeur à Fort Benning, où il désire faire partager son expérience aux jeunes fantassins avant leur départ pour le front. Notre héros désabusé est très critique vis-à-vis de la conduite de la guerre, et constate à quel point de plus en plus de jeunes compatriotes sont envoyés au front comme vulgaire chair à canon. Il est un témoin privilégié de ce phénomène, puisqu’il est assigné au 3e régiment d’infanterie, en Virginie. Ce régiment prestigieux joue un rôle purement symbolique en tant que garde d’honneur pour les enterrements de soldats tombés au front, au cimetière d’Arlington. Les jeunes recrues sous ses ordres rongent eux aussi leur frein, quoique pour une toute autre raison : ils se considèrent comme des planqués et souhaitent ardemment être mutés dans une unité de combat. Parmi ceux-ci se trouve le jeune Jack Willow, le fils d’un ancien ami avec lequel Hazard a combattu, et que ce dernier prend rapidement sous son aile. Hazard ayant perdu contact avec son propre fils à la suite d’un divorce difficile, il voit en Willow un fils de substitution qu’il désire convaincre de ne pas aller se sacrifier au Vietnam.
A première vue, Jardins de pierre semble lié à deux grands chefs-d’œuvre de Francis Ford Coppola des années ‘70. Le metteur en scène retrouve ainsi James Caan, qui interprète le sergent Hazard, après Le Parrain où il joua le rôle de Sonny, le fils aîné, généreux et impulsif, de Vito Corleone. Ensuite, il y a évidemment la toile de fond que constitue la guerre du Vietnam, qui renvoie à Apocalypse Now. Ces références s’écroulent toutefois rapidement, le spectateur se rendant bien vite compte que ce film est très différent de ses aînés. D’une part, parce que James Caan joue ici un personnage nettement plus touchant et subtil, plus en retenue et émotif sous ses dehors de dur à cuire. D’autre part, parce que le conflit vietnamien occupe dans le film une place inhabituelle. Alors que l’intrigue d’Apocalypse Now explorait la folie de la guerre, le « cœur des ténèbres » du roman de Joseph Conrad, Jardins de pierre en fait un cadre constamment évoqué, mais jamais montré. Une approche étonnante, très différente d’un Platoon, sorti un an plus tôt, et carrément à l’opposé du « cinéma reaganien » qui triomphe à l’époque, où les John Rambo et James Braddock réinventent une guerre du Vietnam dont les Américains semblent cette fois sortir vainqueurs. En comparaison, le refus de l’action, la relativisation de l’héroïsme et la désillusion politique qui marquent Jardins de pierre paraissent forcément déprimants aux yeux d’un public américain souhaitant tourner la page vietnamienne… Cela explique sans doute en partie l’indifférence rencontrée par le film à sa sortie.
Une illustration évidente de la déconnexion entre l’œuvre et une certaine symbolique cinématographique familière au public, est le thème de la garde d’honneur militaire. Coppola explore, décortique tous les codes des rites funéraires américains, un cérémonial vu dans d’innombrables autres films et une image forte. S’il filme magnifiquement bien (et à de nombreuses reprises) la solennité du moment, Coppola lui ôte toutefois la gloire héroïque qui serre les cœurs, pour ne conserver que la douleur et la tristesse débarrassées de tout symbolisme. Le cinéaste se concentre sur les émotions : la peine que l’on éprouve à voir une jeune vie sacrifiée, un être cher disparaître à jamais. Un retour vers l’humanité qui transcende les uniformes d’apparat et le pli consciencieux du Stars and Stripes. Le fait que le film traite de la guerre par la lorgnette d’un régiment qui, par essence, ne combat pas, en fait une œuvre pour le moins insolite. Ni napalm embrasant la jungle, ni défense héroïque d’un dernier carré de guerriers, ni même entraînement déshumanisant à la Full Metal Jacket. Le 3e régiment d’infanterie n’est pas seulement géographiquement loin du théâtre des combats, il est littéralement en bout de chaîne, puisqu’il accompagne, dans un ballet morbide et monotone, le dernier voyage du cercueil des soldats tués au combat.
Jardins de pierre porte un regard complexe sur la guerre du Vietnam, reflétant ainsi la relation contradictoire de l’Amérique avec le conflit. C’est avec beaucoup de finesse que le personnage de Clell Hazard symbolise l’attitude de la caste militaire au cours de cette période dramatique. Le sergent, qui a connu le feu, n’aime pas la guerre en général, et considère que celle-ci est mal menée et sacrifie des gamins inutilement. Sa frustration est grande de ne pas pouvoir quitter son unité pour se rendre utile en tentant de former décemment les jeunes recrues avant leur départ pour le front, un objectif pour lequel il n’hésite pas à défier l’autorité militaire. Son combat est cependant perdu d’avance, le cours de l’histoire étant inarrêtable. Hazard échouera sur toute la ligne, y compris avec son « fils adoptif », le courageux mais naïf Jack Willow, dont nous découvrons le sort final dès la première séquence du film. Le sergent n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour lui faire bénéficier de sa sagesse et de son expérience. Lorsque Willow, furieux face au scepticisme de Hazard et « Goody » (James Earl Jones), explique qu’il a vu à la télévision des images d’un hélicoptère combattu avec un arc et des flèches, il s’écrie : « Comment espèrent-ils battre des hélicoptères avec un arc et des flèches ?! », ce à quoi Hazard réplique avec sagacité : « Comment battre un ennemi qui attaque un hélicoptère avec un arc et des flèches ? » … Hazard noue également une relation amoureuse sincère avec Samantha Davis (Anjelica Huston), une journaliste foncièrement opposée à la guerre du Vietnam. Tout cela ne l’empêche pourtant pas de rester fidèle à son pays et à son milieu, l’armée, et de défendre des valeurs morales. C’est d’ailleurs pour sa droiture que Coppola prend clairement parti lorsque, interpellé par une connaissance de Samantha sur le sujet brûlant du Vietnam, c’est le militaire qui adopte une position raisonnable (« let’s agree to disagree »), avant de servir un bourre-pif bien mérité à l’arrogant qui l’a poussé à bout. Le désaccord éthique de Samantha ne l’empêche pas de pardonner son homme, dont elle respecte les qualités humaines. Coppola réconcilie ainsi, de manière idéaliste, deux figures ennemies de la guerre d’hier : le vétéran baroudeur et la journaliste du Washington Post !
Le deuil imprègne profondément le film. Il est le fruit tant du sujet lui-même que des circonstances dramatiques, éminemment personnelles, dans lesquelles Francis Ford Coppola le tourna. Dans ce récit situé dans le contexte de la plus grande tragédie militaire américaine, Coppola refuse la fresque épique et la multitude des points de vue, pour se concentrer sur un quatuor de personnages (Hazard-Willow-Davis-Goody) et sur les relations tantôt chaleureuses, tantôt compliquées qui se nouent entre eux. Ces dernières pourraient très bien être placées dans un cadre et dans une époque différents, tant elles sont universelles : un couple qui dépasse ses divergences de vues, la jeunesse fougueuse et remplie d’idéaux, la sagesse d’un homme désillusionné par la vie, le désir de donner du sens à sa vie, l’héroïsme confronté à la médiocrité…
Jardins de pierre baigne dans une atmosphère douce-amère. Les nombreuses scènes d’enterrement rappellent régulièrement le tragique de la vie, et la première séquence annule tout espoir d’une fin heureuse. Néanmoins, comme un miroir de son processus de deuil que nous tend Coppola, le film s’attache aussi à des sentiments profondément humains comme remède et comme espérance. Plusieurs scènes sont très touchantes dans leur sincérité et leur simplicité : le repas dans la bonne humeur chez Hazard, le mariage de Willow, la beuverie à laquelle s’adonnent les trois hommes, etc. Malgré sa tonalité résolument sombre, le film répète une vérité intemporelle : même dans ses heures les plus noires, l’humanité conserve en elle un espoir. Celui de se relever et de se tourner vers de nouveaux lendemains.
Il faut souligner la prestation de tous les comédiens, les premiers rôles comme les rôles secondaires, impeccables dans leur humanité et dans leurs émotions – jamais gratuites, toujours sincères. James Caan, notamment, y livre une de ses interprétations les plus bouleversantes. A la fois témoin impuissant d’une époque tragique, acteur d’un fossé générationnel et, plus fondamentalement, homme nourrissant l’espoir de reconstruire une famille. Il ne cèdera aux larmes que lorsque ses deux dernières illusions s’écrouleront : la survie de Willow… et celle d’une certaine Amérique.

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Jeff Bridges, Joan Allen, Martin Landau, Frederic Forrest, Lloyd Bridges, Elias Koteas, Dean Stockwell, Mako
Film américain
Genre : comédie dramatique
Durée : 1h50
Année de production : 1988
Preston Tucker (Jeff Bridges), inventeur et commerçant hétérodoxe, se met en tête d'industrialiser à Detroit une voiture qui porterait son nom, dont l'une des particularités serait son moteur placé à l'arrière. Ce projet généreux et mégalomane, philanthrope et technique, se heurte à la corporation des grandes marques établies au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Pour le meilleur et pour le pire, dans ses hauts comme dans ses bas, sa famille le suit au cours de cette aventure. 
Malgré son aspect familial, Tucker n’est pas une commande. C’est en effet l'un des plus vieux projets de Coppola, conçu dès les années soixante-dix, et que le cinéaste comptait réaliser après la sortie de Coup de cœur.
Tout part de sa passion pour la fameuse « voiture de demain », imaginée par le constructeur indépendant Preston Tucker à la fin de la Seconde guerre mondiale. L’homme s’était mis en tête de concurrencer les Trois Grands de Detroit (General Motors, Ford, Chrysler) sur leur propre terrain et avait réussi, par une habile campagne publicitaire, à attirer investisseurs et public. Parmi ce public, il y avait un flûtiste de la NBC, Carmine Coppola, et son petit garçon de cinq ans, un certain Francis ! Malheureusement, Preston Tucker ne réussit qu’à produire péniblement cinquante exemplaires, les Grands lui ayant mis constamment des bâtons dans les roues. Carmine, comme des milliers d’Américains, ne reçut jamais sa commande, ce qui engendra une énorme frustration chez le petit Francis, en même temps bien sûr qu’une mythification de la Tucker, objet devenu rare.
Obsédé lui-même par l’indépendance de création, Coppola devenu adulte s’intéresse de près au destin contrarié de ce constructeur automobile, y voyant les éléments d’une véritable fable. C’est sans doute pourquoi son premier concept, dans les années soixante-dix, était d’en faire une comédie musicale à la Minnelli, d’autant plus que ce type de comédie reflétait parfaitement l’optimisme et le dynamisme des Américains au sortir de la guerre. Coup de cœur devait donc servir de banc d’essai à Tucker. On connait la suite... Toutefois, il reste beaucoup de ce concept musical dans l’aspect très chorégraphié du Tucker de 1988, dans ce mouvement virevoltant en osmose totale avec la musique de Joe Jackson, une virtuosité qui était déjà présente dans Rusty James et Cotton Club, et qu’on est heureux de retrouver après les plus sages Peggy Sue s’est mariée et Jardins de pierre. Signe que Coppola, à l’époque, est vraiment de retour. Par ailleurs, même s’il est cruel de le dire, l’échec de Coup de cœur et du studio Zoetrope a permis au cinéaste de mieux ressentir le destin de Tucker, de s’identifier pleinement à lui. En effet, Coppola est un artiste si personnel qu’il ne peut s’empêcher de tout ramener à ses sentiments et à sa famille. C’est bien sûr la source du génie des Parrain, basés pourtant sur un roman commercial de Mario Puzo. Mais, à bien y regarder, presque tous ses films sont autobiographiques : sa jeunesse maladive et isolée (Jack), son admiration pour son frère aîné (Rusty James), son coup de génie en début de carrière (L’Idéaliste), son mariage en crise (Coup de cœur), la rivalité artistique avec son père (Tetro), le deuil de son fils Gio (Jardins de pierre), à qui Tucker est d’ailleurs dédié.
Ce film raconte donc, de manière à peine déguisée, l’échec de Zoetrope face aux majors, mais son génie est justement de ne jamais se lamenter, de garder l’enthousiasme malgré l’échec. C’est le sens de l’échange final entre Tucker et son associé Abe Karatz (magnifique duo Jeff Bridges / Martin Landau) au moment où le public vient essayer la « voiture de demain », après le procès qui entérine la fin de sa production.
Et c’est aussi pourquoi, fidèle à son principe que la forme d’un film doit être son sujet, Coppola fait de Tucker un dépliant publicitaire virevoltant, à l’image de l’esthétique tonitruante et naïve de l’époque. C’est qu’en réalité nous sommes du début à la fin dans la tête de Preston Tucker, un homme qui refuse quoi qu’il arrive de se laisser abattre (juste après le procès, il décide de se lancer dans la production de réfrigérateurs pour les pauvres !), qui adore son pays et qui veut partager sa créativité. Ainsi, que notre héros tournoie d’enthousiasme sur le tabouret d’un diner, après avoir trouvé une idée de financement pour sa voiture, et l’image fait un tourbillon, en fondu enchaîné avec des journaux, comme dans les séquences de transition des années quarante ! Mais c’est sans doute parce que Tucker a vu et revu ce type de transition au cinéma. Il se berce donc d’illusions et, comme le lui lance avec humour son épouse Vera (Joan Allen, lumineuse), il a « volé son sourire à Clark Gable », mais à force d’y croire ses illusions prennent vie et son optimisme créatif contamine toute la famille, jusqu’à Abe, au départ désabusé, et qui finit par « attraper ses rêves ». Loin d’être un mégalomane destructeur comme le colonel Kurtz, Tucker est avant tout un passionné, un idéaliste généreux qui veut entraîner tout le monde vers le progrès, désirant englober toutes les personnes et tous les espaces. D’où le refus de séparation qui fonde le style du film, chaque mouvement de caméra commencé dans un lieu s’achevant dans un autre : du salon de Tucker à son usine géante, de sa chambre à coucher aux bureaux de Detroit (via une photo sur le lit !), de l’estrade aux coulisses (lors de l’inénarrable inauguration) ; et n’oublions pas bien sûr les séquences de téléphone entre Tucker et sa femme adorée, où chaque interlocuteur coexiste, communie dans le même plan, via un split-screen réalisé en direct, comme dans Coup de cœur. Et tout ce style est bien sûr à l’image de l’atelier de Tucker, accolé à la maison, et qui finit par l’envahir !
Sur cette course effrénée de l’idéaliste, vouée à rencontrer un mur, Coppola aurait pu être cynique ou ironique, mais ce n’est pas sa nature. Son film est tout simplement une superbe déclaration d’amour à l’Amérique des années quarante, combattante, dynamique, ayant l’avenir devant elle. L’Amérique de son enfance, l’Amérique de Capra. Pourtant, Tucker laisse la gorge serrée, et ce n’est pas dû seulement à l’échec final du créateur, mais aussi à la forme du film. Ce n’est pas un hasard si Coppola reprend ici le chef-opérateur d’Apocalypse Now et de Coup de cœur, l’Italien Vittorio Storaro. Ce spécialiste des éclairages mordorés et symboliques livre encore une fois un travail d’une ambivalence magistrale : en baignant tout le film d’une lumière rasante, comme dans une aube éternelle, Storaro symbolise l’optimisme chaleureux de l’Amérique à cette époque ; mais cette lumière dorée, constamment enrobée d’ombres, peut également se lire comme celle du crépuscule, donnant le sentiment diffus que cette innocence ne va pas durer, que l’Amérique progressiste de Tucker va disparaître dans la nuit. Ce qui est vrai. C’est pourquoi le film, malgré la joie qu’il dispense, est si émouvant. Cette jeunesse merveilleuse ne reviendra plus. Et, pour Coppola, le cœur du film bat sans doute dans ces séquences, criantes de vérité, où les enfants de la famille vaquent joyeusement à leurs occupations, font les pitres, tandis que les adultes discutent et fument, dans un beau capharnaüm. Souvenirs tout personnels, soyons-en sûrs... Et c’est dans cette capacité du cinéaste à faire vivre les arrière-plans, dans son amour du moindre second rôle, comme chez Ford ou Renoir, qu’on comprend son vrai génie de cinéaste, sa profonde humanité.

Réalisé par Francis Ford Coppola, Woody Allen et Martin Scorsese
Avec Heather McComb, Talia Shire et Giancarlo Giannini
Film américain.
Genre : comédie.
Durée : 2h04.
Année de production : 1989.
Trois visions de leur ville, New York, par trois des plus grands cinéastes de leur époque.
New York : un peintre célèbre en pleine séparation, prépare un vernissage ; une fillette cherche à réconcilier ses parents ; un quinquagénaire est toujours sous l’emprise de sa mère.
Ce projet était alléchant sur le papier : trois des plus grands cinéastes new-yorkais de l’époque se trouvaient réunis pour un film à sketches, dont le thème central est leur ville.
Le premier souci est que, sans cahier des charges spécifique, semble-t-il, les trois segments n’ont en commun que le lieu de l’action. Pour le reste, ils sont aussi dissemblables que possible. Leurs niveaux de réussite, aussi !
Francis Ford Coppola a réalisé le segment « Life without Zoe » 
Dans la suite d’un somptueux hôtel new-yorkais, Zoe (Heather McComb) vit seule avec un majordome. Elle va s’ingénier à réconcilier ses parents (Talia Shire et Giancarlo Giannini).
Il est difficile de comprendre l’intérêt de ce conte guimauve relatant les affres d’une pauvre petite fille riche. La gamine malicieuse, subtilement interprétée par Heather McComb, va vivre des aventures rocambolesques aussi vaines qu’ennuyeuses. Malgré un renfort de costumes et de déguisements, on s’ennuie ferme devant cette pâtisserie indigeste que l’on a du mal à imaginer venue du cinéaste des Parrains ! Clairement, le moins bon des trois sketches.

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Al Pacino, Diane Keaton, Talia Shire, Andy Garcia, Helmut Berger, Sofia Coppola, George Hamilton, Joe Mantegna, Raf Vallone, Eli Wallach
Film américain
Genre : drame
Durée : 2h40
Année de production : 1990
New York, 1979. À près de 60 ans, Michael, patriarche du clan Corleone, souhaite prendre ses distances vis-à-vis de la pègre. Il a réinvesti sa fortune malhonnêtement acquise dans des activités légales comme la banque ou l'immobilier et multiplie les donations aux bonnes oeuvres. Il aide l'archevêque Gilday, directeur de la banque Vaticane, à renflouer un déficit de 700 millions de dollars et reçoit en échange le contrôle d'une entreprise immobilière leur appartenant. Michael désespère surtout de trouver un successeur. Son fils unique lui annonce en effet sa volonté de devenir chanteur d'opéra. Pendant ce temps Mary, sa fille, et Vincent, son neveu, le fils de Sonny, nouent une idylle qui n'est pas la bienvenue dans la famille...
Pendant quinze ans, Coppola tint bon face aux propositions de la Paramount... jusqu’à ce qu’un gros problème financier l’oblige à accepter de tourner ce troisième opus. En effet, à la fin des années 80, Coppola est au bord de la faillite. Menacé de poursuites judiciaires, il est sommé de rembourser une dette de huit millions de dollars contractée en 1981 pour renflouer sa société American Zoetrope. En acceptant de tourner un troisième Parrain, Coppola place un maximum d’enjeux dans la balance et négocie, comme sur le film précédent, un contrat très lucratif qui lui donne une grande liberté.
S’il est heureux de retrouver Mario Puzo, un collaborateur estimé, pour élaborer le scénario, Coppola ne peut s’empêcher de ressentir le projet comme une contrainte, regrettant de devoir tourner encore et toujours la même chose. « Dans un sens Le Parrain m’a ruiné, avoue-t-il. Il a conduit ma carrière dans la voie que l’on connaît au lieu de celle que j’avais choisie, à savoir créer du matériau original en tant que réalisateur et scénariste. La grande frustration de ma carrière est que personne ne veut réellement que je fasse mon propre travail. » Les prises de vues s’étalent sur six mois, du 27 novembre 1989 (à Cinecittà) au 25 mai 1990. Sur le tournage il arrive que le réalisateur se montre difficile, capricieux. Seule la technologie semble l’intéresser. Il peut rester des journées entières cloîtré dans sa caravane, contrôlant les prises de vues et dirigeant les acteurs par moniteurs et haut-parleurs interposés. Il s’isole de son équipe comme il l’avait fait au moment de Coup de cœur (1982). Coppola connaît une fois de plus une période de découragement et de stress, comme une habitude étrange. Après le rendez-vous manqué du Parrain IIFrank Sinatra fait savoir à Coppola qu’il souhaite interpréter Altobello, l’ami des Corleone. Mais ce ne sera pas encore pour cette fois : il sera finalement remplacé par Eli Wallach, officiellement à cause d’un agenda surchargé. Madonna est également pressentie, testée pour le rôle de la photographe. Mais Coppola la trouve trop âgée et lui préfère Bridget Fonda. Le réalisateur pense surtout retrouver la majeure partie de l’équipe qui a travaillé avec lui sur les deux premiers films, comme l’acteur Robert Duvall. Or celui-ci décline la proposition, peu satisfait de la place réservée à son personnage dans le scénario et mécontent du salaire qu’on lui propose. Coppola, à son grand regret, le remplacera par autre un personnage à la fonction similaire, un avocat d’affaires qu’interprète George Hamilton. L’acteur offrira une prestation beaucoup moins charismatique et ne parviendra pas à sauver un élément qui n’intéressait plus Coppola.
La saga se concluait de manière définitive à la fin de la deuxième partie. S’il ne s’imposait pas, « Le Parrain III possède la beauté de l’astre qui s’éteint. » Coppola a su lui apporter suffisamment de souffle, lui donner une dimension autrement plus tragique. Le film ne retrouve cependant pas totalement la magie des précédents opus, notamment parce que le scénario peine à se renouveler : les enjeux sont rapidement cernés et la trame du complot et des trahisons ressemble trop à celles des premiers films. Mais la cohérence et la maîtrise du travail de Coppola, notamment durant le final, rendent cet ultime Parrain presque aussi indispensable que les épisodes qui l’ont précédés, prouvant une fois de plus la capacité du réalisateur à tourner des grands films au sein du système des studios. Malgré le caractère ultime du Parrain III, Coppola et Puzo, certainement ravis d'avoir pu retravailler ensemble, ont eu l'envie de développer un nouveau chapitre de la saga. Le scénario aurait suivi, à la manière du Parrain II, les parcours parallèles d'un père et de son fils, Sonny et Vincent remplaçant Vito et Michael. Le film aurait raconté la jeunesse de Sonny durant les années 30 et l'ascension (et peut-être la chute) de Vincent dans les années 80. Ce quatrième opus que l'on n'attendait pas ne sera finalement (et heureusement?) jamais tourné : Mario Puzo meurt en 1999 avant qu'ils aient pu écrire la partie contemporaine... Reste une œuvre fastueuse, chorégraphiée comme un opéra tragique mêlant violence et sacré.

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Gary Oldman, Winona Ryder, Anthony Hopkins, Keanu Reeves, Richard E. Grant
Film américain
Genre : épouvante
Durée : 2h10
Année de production : 1992
L’amour sans espoir du célèbre comte, mort-vivant assoiffé de sang frais, pour une jeune Anglaise bien trop vivante.
Les adaptations du roman de Bram Stocker au cinéma n’ont pas manqué à travers les époques, la parution de l’illustre récit coïncidant avec les débuts du cinéma. Commençant par le sombre Nosferatu le vampire de F. W. Murnau, les figures de Dracula se sont déclinées sous divers aspects, portées par Max Schreck, Bela Lugosi ou encore Christopher Lee. En 1992, Francis Ford Coppola livre sa propre interprétation du roman, où il met l’emphase sur la dimension érotique de l’œuvre originale et offre plus de profondeur au personnage du comte, magistralement interprété par Gary Oldman.
Le réalisateur britannique Michael Apted avait initialement été approché afin de porter le scénario de James V. Hart à l’écran, pour un téléfilm, avant de finalement décliner l’offre, comme le rapporte le Los Angeles Times. C’est ensuite Winona Ryder, qui incarne Mina Harker, qui a pu lire le script et l’a tout de suite apporté à Coppola. Elle expliquera en 1992 dans les colonnes de l’Orlando Sentinel : “Je n’ai jamais vraiment pensé qu’il le lirait. Il était tellement absorbé par le Parrain III. En partant, je lui ai dit : ‘Si tu as l’occasion, lis ce scénario.’ Il l’a regardé poliment, mais quand il a vu le mot Dracula, ses yeux se sont illuminés.”
Winona Ryder indiquera plus tard, dans le même journal ,que ce qui l’avait attirée est l’« histoire d’amour très émotionnelle, ce qui n’est pas vraiment ce à quoi on pense quand on pense à Dracula”, ajoutant : “Mina, comme beaucoup de femmes à la fin des années 1800, a une sexualité très réprimée. Tout ce qui concernait les femmes à cette époque, la façon dont ces corsets les forçaient à se déplacer, était révélateur de la répression. Exprimer la passion était effrayant.” Quant à Coppola, il fut également attiré par la forte dimension sensuelle présente dans le scénario, annonçant par ailleurs désirer que certaines parties du film ressemblent à un “rêve érotique”.
Pour l’esthétique de son film, le cinéaste fait réaliser un story-board d’environ mille images par un dessinateur et le filme afin de créer une version animée simplifiée du long-métrage, le tout en montrant à ses costumiers et décorateurs l’univers qu’il recherche. Coppola souhaite également tourner son film entièrement en studio, et demande aux décorateurs de lui apporter des dessins “bizarres”, leur intimant de lui donner quelque chose “qui vient soit d’une recherche, soit de leurs propres cauchemars”.
Michèle Burke, en charge des coiffures et maquillages, expliquera : “Francis ne voulait pas du Dracula typique qui avait déjà été fait à Hollywood. Il voulait quelque chose de différent, un nouveau Dracula sans la cape, sans la peau blanche pâle.” Pour la conception des costumes, estimant que les acteurs étaient les “bijoux” du film et qu’ils devaient être sublimés par leurs habits, le réalisateur fait appel à la talentueuse cheffe costumière Eiko Ishioka, d’abord engagée en tant que directrice artistique. Les habits portés par les personnages dans le film sont en effet impressionnants, tant dans leur conception que dans leur esthétique. Inspirés par les peintres symboliques (l’un des costumes de Dracula est directement tiré du tableau Le baiser de Klimt), les surréalistes, et l’époque victorienne, les somptueux costumes vaudront d’ailleurs à leur créatrice un Oscar.
Coppola instille ici et là de nombreuses références cinématographiques : on compte notamment plusieurs inspirations de Nosferatu, comme lorsque le personnage de Renfield succombe à la folie, ou encore ce plan où Dracula sort droit de son cercueil, à la manière du comte Orlock. La scène où Gary Oldman déclare à Keanu Reeves (qui interprète Jonathan Harker) “je ne bois jamais… de vin” est une réplique prononcée par Bela Lugosi dans le Dracula de Tod Browning. Enfin, le cinéaste fait également référence à La Belle et la Bête de Jean Cocteau, lorsque Dracula change les larmes de Mina en diamants. L’adaptation du cinéaste est donc moins sombre, moins subtilement angoissante que le film de Murnau, mais fait plutôt penser à l’âge d’or des films de la Hammer, notamment avec ses couleurs saturées et ses décors flamboyants et baroques.
Pour cette adaptation, Coppola ne souhaitait pas utiliser de technologie moderne concernant les effets spéciaux, mais seulement des effets techniques utilisés dès le début de l’histoire du cinéma, afin que cela soit plus approprié – la période du film coïncidant avec les débuts du cinéma. Engageant d’abord une équipe chargée des effets spéciaux numériques, il la renvoie lorsque les techniciens lui annoncent que ce qu’il veut obtenir est impossible sans la technologie moderne. Il demande alors à son fils Roman Coppola de se charger des effets spéciaux, qui utilisera des vieux trucages de cinéma, tous réalisés au moment du tournage (jamais en postproduction).
A sa sortie, le film reçoit globalement de bonnes critiques de la presse, malgré quelques voix discordantes qui critiquent la performance de Keanu Reeves, notamment pour son accent britannique jugé peu réaliste. Dracula enregistre un très bon score au box-office, devenant le quinzième film de l’année à faire le plus de recettes en Amérique du Nord et le neuvième dans le monde entier, avec près de 216 millions de dollars de recettes au total contre un budget de production de 40 millions. C’est également la seule adaptation de Dracula à remporter des Oscars : le film repart en effet avec les statuettes des meilleurs costumes, du meilleur maquillage et du meilleur montage de son lors de la 65e édition de la cérémonie.
Le Dracula de Coppola a marqué son époque et a eu un fort impact sur la culture populaire. Les costumes, notamment, ont conféré au comte une nouvelle image, alors qu’il était habituellement représenté tout de noir vêtu, avec une cape imposante rendue mythique par Bela Lugosi en 1931. L’œuvre a établi un style qui a redéfini le film de vampire, inspirant de nombreuses œuvres, des romans aux jeux vidéo en passant par l’animation japonaise.
L’une des principales originalités du film de Francis F. Coppola est la manière dont ce dernier a étoffé son personnage principal. Ainsi, le comte n’est pas qu’un simple monstre, mais est représenté comme un amant damné et victime de sa propre folie, ce qui lui redonne une part d’humanité : il finit par regretter ses actes et supplier Mina de lui offrir le repos éternel. Possédant le pouvoir de se métamorphoser, Dracula chez Coppola est également capable de ressentir les sentiments et émotions humaines et devient donc ambivalent, presque attachant, quelque part ; le spectateur oscille entre l’horreur et la pitié que lui inspire le comte. Le personnage de Mina diffère également de l’œuvre originale dans cette adaptation : elle n’est plus victime de la créature mais la réincarnation de son amour perdu, tombant amoureuse de Dracula et l’intimant même de l’emmener “loin de toute cette mort”.
Coppola fait donc le choix de mettre en valeur l’amour éternel, ce sentiment tout-puissant qui semble défier le temps et la mort et donne un sens à l’existence. Le film, à la dimension érotique prononcée – les vampires ont autant soif de sexe que de sang – incarne les pulsions de l’être humain dans son rapport à la sexualité, à la folie et à la mort. Il n’est donc pas étonnant que, près de trente ans plus tard, le Dracula de Coppola soit toujours considéré comme l’une des adaptations phares du roman de Bram Stoker, et qu’il ait marqué sa génération par ses choix narratifs, esthétiques et artistiques radicaux et audacieux.
Au final, c'est donc Une œuvre flamboyante, envoûtante, romantique et sensuelle. Les acteurs sont excellents et les images de toute beauté.

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Robin Williams, Diane Lane, Brian Kerwin, Jennifer Lopez
Film américain
Genre : comédie
Durée : 1h53
Année de production : 1996
Un enfant qui vieillit quatre fois plus vite que la normale tente de s’adapter à cette étrange situation.
Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, sous l’impulsion de son directeur de l’époque, Michael Eisner, The Walt Disney Company essaie de diversifier son activité et son public cible, avec une volonté d’élargir son spectre d’influence aux adultes. Pour ce faire, le studio achète à tout-va d’autres studios indépendants ou en créé d’autres – Miramax, Touchstone, Hollywood Pictures – dans le but de produire des longs-métrages répondant à cette nouvelle stratégie sans les accoler directement au sceau si reconnaissable de la marque Disney. C’est cette manœuvre d’hyper-contrôle de l’espace médiatique mis en place par Eisner, qui servira, durant les trente années qui suivirent, de gouvernail pour les différentes présidences qui lui succéderont. La malice de Eisner, à l’époque, est d’utiliser ces nouveaux studios pour d’une part, faire grossir les caisses de la société – dans ces années-là, The Walt Disney Company est déjà, de façon souterraine, omniprésente en salles – mais aussi attirer les grands auteurs du moments dans ses filets.
C’est dans ce contexte que Francis Ford Coppola se retrouve à nouveau à s’acoquiner avec l’Empire du divertissement, en 1996. Il faut dire qu’il n’a pas le choix. Voilà maintenant dix années qu’il tourne moins par désir que pour rembourser ses dettes. Il accepte donc de réaliser Jack (1996) pour le compte de la filiale de Disney, Hollywood Pictures, avec comme seule motivation au départ de rembourser ce qu’il doit. Pourtant, même si, sur le papier, cette histoire d’un enfant qui naît avec une maladie le condamnant à vieillir quatre fois plus vite (et qui est donc, à dix ans, enfermé dans un corps d’adulte) semble éloignée de l’univers de Coppola, le cinéaste avoue qu’il ne renie pas le long-métrage parce qu’il s’inscrit, pour lui, dans sa filmographie de façon plus personnelle qu’il n’y paraît. D’abord, le film est une sorte de variation d’un de ses chefs-d’œuvre plus légers, Peggy Sue s’est mariée (1987) réalisé dix années plus tôt, dans lequel une femme d’âge mûre se réveille un matin dans son corps d’adolescente. De son propre aveux, Peggy Sue n’est pas un film très personnel pour Coppola, si bien qu’accepter de réaliser Jack était une forme de ré-appropriation de ce sujet, que le récit retourne de façon plus dramatique qu’enchanteur. Car le drame qui se noue autour de ce personnage si touchant de Jack – incarné par le remarquable Robin Williams – réside dans le fait que ce garçon est condamné à ne jamais pouvoir vivre pleinement sa vie. Compliqué de vivre son enfance convenablement quand on est déjà enfermé dans une enveloppe adulte, difficile de vivre les premiers émois de l’adolescence quand on est déjà un vieillard et tout bonnement impossible de vivre sa vie d’adultes quand, à cet âge, on est déjà un macchabée. C’est justement cette dimension très triste et sombre du récit qui permit à Coppola de s’investir davantage dans l’histoire qu’il racontait : « J’ai pensé au fils que j’avais perdu : même s’il n’a vécu que vingt-deux ans, ce furent des années très complètes. Il a débuté dans le cinéma en tournant avec moi, il a multiplié les expériences, il a même eu un enfant, ce qu’il n’a pas su. Vous pouvez vivre cent ans et ne pas avoir une vie pleine et complète. Le scénario de Jack me ramenait à ces questions-là ». En réalité, cette question du vieillissement, du temps qui passe sur les corps, hante le cinéma de Coppola au point d’en être même l’un des piliers. La trilogie du Parrain en premier lieu, reste, outre l’histoire d’une famille mafieuse sur plusieurs décades, le portrait intime d’hommes qui vieillissent et questionnent leurs héritages. Même constat quand on se penche sur la poésie macabre et ensorcelante de son Dracula (1992), en quête éternelle de jeunesse retrouvée. Plus tard, il continuera d’ailleurs cette réflexion dans L’Homme sans âge (2007) dans lequel un homme, après avoir été frappé par la foudre, rajeunit miraculeusement.
Le flair de la Walt Disney Company est donc, à cette époque, de ne pas systématiquement avoir recours à des « faiseurs » – ces petits soldats, obéissants mais sans grand talent – comme c’est majoritairement le cas aujourd’hui. La malice de Eisner est d’aller convaincre Coppola de réaliser ce scripte de James DeMonaco – on le connaît depuis pour avoir réalisé depuis la saga des American Nightmare (2013-2016) aussi connu sous son titre original The Purge – parce qu’il sait pertinemment que c’est un sujet qui peut toucher la sensibilité de cet immense cinéaste. Pourtant, d’un point de vue marketing, l’opération est promptement opportuniste de la part de Michael Eisner, puisque, s’il s’assure que la réalisation sera inspirée et qu’il tirera avec Coppola de ce scénario le meilleur, il se gardera bien d’apposer le nom de ce cinéaste qui fait un cinéma habituellement très adulte, sur le matériel promotionnel de cette comédie familiale. L’objet est donc vendu principalement sur le nom de son acteur Robin Williams, alors au sommet de sa carrière s’étant imposé comme le visage le plus familier et apprécié du cinéma populaire et familial américain. Après Hook ou la revanche du Capitaine Crochet (Steven Spielberg, 1991), Madame Doubtfire (Chris Colombus, 1993), sa prestation vocale remarquable dans Aladdin (John Musker & Ron Clements, 1992) et le carton international de Jumanji (Joe Johnston, 1995) il vient tout juste d’être oscarisé pour sa prestation sensible dans Will Hunting (Gus Van Sant, 1997). En incarnant Jack Powell, l’acteur livre une nouvelle performance subtile et émouvante.
Le long-métrage de Coppola est assez représentatif des productions familiales de l’époque : sensible, jamais régressive, jamais potache – et ce même quand il s’abandonne dans des séquences de concours de pets – et assumant pleinement sa dimension mélodramatique. En résulte un film mélancolique et tendre, qui outre la performance remarquable de son interprète principal est aussi truffé de seconds rôles parfaits. On soulignera aussi la présence de Jennifer Lopez, parfaite en professeur des écoles, et l’émouvante composition de Diane Lane qui incarne la mère de Jack. Loin d’être le long-métrage le plus connu de la filmographie de son réalisateur comme de sa tête d’affiche, Jack se (re)découvre donc avec plaisir et surprise, méritant, le temps passé, d’être remis à sa juste place dans les carrières de deux des artistes les plus doués de leur génération, réunis autour d’une thématique qui fut l’une des constantes, pour l’un et l’autre, de leur recherche artistique.

L'idéaliste
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Matt Damon, Danny DeVito, Mickey Rourke, Eloise Dukes
Film américain
Genre : drame, thriller
Durée : 2h15
Année de production : 1997
Rudy Baylor est devenu avocat par vocation. Jeune, naïf et idéaliste, il a contre lui le fait de vivre à Memphis, une ville qui regorge d'hommes de loi. Après avoir fait le tour de tous les cabinets, il réussit à décrocher un poste dans le cabinet le moins reluisant de la ville, dirigé par Bruiser Stone, un affairiste notoire, lié à la mafia locale. Son nouveau patron lui adjoint Deck Shifflet, un mentor roublard et dynamique qui va vite l'éclairer sur les réalités cachées de sa nouvelle profession. Rudy va s'occuper de trois affaires, dont l'une contre une redoutable et puissante compagnie d'assurances.
L’Idéaliste est le premier bon film tiré d’un roman de John Grisham. C’est à la fois peu et beaucoup. Peu, parce qu’on est en droit d’attendre de Francis Ford Coppola qu’il s’attaque à des projets autrement plus personnels et ambitieux; beaucoup, parce que L’Idéaliste est son meilleur film depuis Le Parrain 3, et le meilleur « film de procès » qu’Hollywood avait produit depuis longtemps. En décidant de s’attaquer à cet auteur à succès ­ dont on n’a jamais lu une ligne, mais qu’on devine efficace et sans génie ­, Coppola décidait de défier ses confrères sur leur propre terrain, de comparer leur savoir-faire au sien. De ce point de vue, il n’y a évidemment pas de match, Coppola n’ayant guère à forcer son talent pour aboutir à un résultat infiniment plus estimable que Sydney Pollack (La Firme), Alan J. Pakula (L’Affaire Pélican) ou Joel Schumacher (Le Client et Le Droit de tuer ). Il est d’ailleurs étrange de constater à quel point Coppola, contrairement à sa réputation « d’artiste de la démesure » et de génie flamboyant, récuse toute dramatisation excessive et s’emploie à gérer avec parcimonie la somme d’affects contenue dans le roman. A l’inverse de certains auteurs en vogue alors dans le cinéma américain actuel (Cameron en tête), il tend à l’effacement tactique, choisit d’imprimer sa griffe en douce plutôt que de l’étaler. Lui retient ses coups au lieu de les lâcher dans les bâches. L’Idéaliste est un film gagné sur terre battue, un film où chaque point a été patiemment construit.
Pour reprendre la vieille comparaison Coppola/Welles, L’Idéaliste serait Le Criminel, un petit film de commande qui ne la ramène pas. Où il s’agit de transformer la perte d’indépendance financière et de liberté créatrice en gain de respect de soi-même (ne pas faire n’importe quoi…) et de compétence professionnelle (personne ne peut faire mieux…). Il faut donc déplacer les enjeux et reprendre le problème à l’envers. D’où l’attention maniaque portée aux décors, aux costumes et au casting. Comme si le choix judicieux des ingrédients de « la mayonnaise » chère à André Bazin redevenait déterminant dans la réussite de l’ensemble. Comme si le film passait avant l’auteur, les détails avant la vision d’ensemble et le labeur obscur avant l’inspiration fulgurante. Pour Coppola, cette volonté de ne rien laisser au hasard est aussi une manière discrète de poursuivre son obsession du studio, de la chaîne de fabrication raisonnée (Tucker). Mais que ce soit dans l’affirmation mégalomane de Coup de coeur ou dans le profil bas de L’Idéaliste, l’architecte du studio n’a pas changé, sa patte est aussi reconnaissable dans le jeu sur les volumes que dans le travail de ciselage. Il est aussi doué pour la fresque intime que pour la chronique exemplaire. Car comme tous les auteurs (c’est souvent à ça qu’on les reconnaît…), Coppola raconte toujours la même histoire, le même roman d’apprentissage. C’est que lui n’a jamais fini d’apprendre et de (se) raconter.
« Mon père détestait les avocats », commence la voix off du héros pendant que l’écran est encore noir, comme en attente du récit à venir. Le héros a donc fait des études de droit, il est en passe d’accéder au barreau, il lui reste à se constituer une famille ­ éclatée et imaginaire ­ tout en menant ses premiers combats. Pour raconter cette éducation professionnelle et sentimentale, Coppola scinde son film en deux parties : une longue exposition dans laquelle les liens se nouent et une résolution (le procès et sa préparation) qui fixent les pertes et les acquis. Chez Coppola, c’est toujours l’autobiographie qui accouche de la fiction. Le jeune homme en devenir (Matt Damon/Rudy Baylor) devra d’abord trouver un mentor cynique (Mickey Rourke/ »Bruiser » Stone, avocat marron et incarnation à peine décalée de Roger Corman, le premier maître de Coppola), un guide-grand frère qui connaît tous les trucs (Danny DeVito), une grand-mère isolée mais maligne (la vieille dame qui lui loue une chambre), une famille en péril comme « cause » possible (avec mère courageuse, père absent et fils mourant d’une leucémie), une soeur-amante (Claire Danes) à « protéger » d’un mari cogneur, quelques solides ennemis (condensés en Jon Voight, l’avocat sans scrupules d’une grande compagnie d’assurances).
Ainsi muni d’alliés et d’opposants, enfin immergé dans plusieurs systèmes affectifs et sociaux, le débutant absolu va découvrir les ficelles de son métier, apprendre à maîtriser ses effets et faire l’expérience de l’intégrité selon Coppola. Qui a payé pour savoir que si la marginalité peut remporter des succès face au pouvoir, elle ne gagne jamais vraiment, jamais de façon durable et complète. Parce que le pouvoir change d’aspect et se déplace trop vite pour qu’on puisse l’atteindre, parce qu’il faudrait perdre son âme (et donc son talent) pour le terrasser. Comme son héros ­ et comme le John Carpenter de Vampires ­, Coppola se fait l’avocat d’une cause oubliée (le « petit film » fabriqué avec soin et modestie contre le gigantisme infantile), la gagne et conclut sur une seule certitude : tout sera bientôt à recommencer, avec une autre métamorphose et la même fidélité, dans un autre genre et sur un autre terrain. Toute victoire ­ aussi éclatante soit-elle ­ n’est que de circonstance.
Mais Coppola y croit encore. D’où la jouissance revancharde qu’on ressent lors des scènes de procès, toutes travaillées sur le principe même du film, sur la capacité à assimiler les règles d’un jeu formel, à exceller dans les figures imposées, à y faire passer la variation sans avoir l’air d’y toucher ­ et à inventer ainsi une nouvelle jurisprudence. A l’opposé d’un Eastwood qui se moque bien de la notion de culpabilité pour ne s’intéresser qu’à la manipulation créatrice (Minuit dans le jardin du Bien et du Mal), Coppola joue vraiment sur l’opposition des scénarios et des mises en scène. L’enjeu est lourd, il s’agit bien de rendre la justice, de faire vaciller les puissants et de dévoiler les ressorts d’un système odieux. Il faut donc convaincre le jury/spectateur de la justesse de sa cause. Et c’est là où Coppola fait très fort. En mimant l’apprentissage, en faisant semblant de se confondre avec son héros ­ alors que lui est un expert patenté ­, il parvient à rendre neuves des recettes éprouvées. Ainsi du vieux coup de la projection en fin de procès, utilisé par Lang dès Fury (1936) et donc un tantinet usé, mais rendu acceptable ici parce que scindé en deux temps.
Coppola filme d’abord les préparatifs de l’interrogatoire en vidéo du leucémique, incapable de se déplacer et entendu au fond du jardin familial plutôt qu’au tribunal. Mais quand tout est en place pour la grande scène pathétique « à faire », il coupe net et repasse à l’histoire d’amour. A la place de la confession de la victime, on verra donc Rudy et la jolie femme battue se donner un rendez-vous secret dans un cinéma vide qui passe L’Amant (drôle de choix, au demeurant). A une captation de la souffrance destinée à un usage public répond la projection d’un désir clandestin. Du coup, l’effet différé de la projection de l’interrogatoire atteindra un degré d’efficacité dramatique maximal lors de la plaidoirie ­ tandis que dans l’esprit du spectateur, deux actions parallèles et qui n’ont aucun rapport entre elles deviendront inextricablement liées : s’il gagne son procès, il aura la fille. Comme quand il usait et abusait du montage parallèle dans la trilogie du Parrain ou Cotton Club, Coppola démontre une nouvelle fois qu’il faut séparer pour mieux réunir. Et parvenir ainsi à un tissu fictionnel dont la fluidité se nourrit de son côté patchwork.
De la même manière, on aura raison d’insister sur le versant réaliste du film, le choix de décors naturels et toute l’attention que déploie Coppola pour faire ressentir l’ambiance particulière de Memphis, ville d’un provincialisme un peu assoupi mais saturée d’avocats avides de dollars. Mais cet aspect quasi documentaire est sans cesse atténué par la condensation théâtrale du tribunal, où il s’agit de faire surgir la vérité (la compagnie d’assurances est coupable, ses responsables doivent payer) en accumulant non pas des preuves mais leur expression spectaculaire (les chiffres accablants qu’assène Rudy sur des cartons, les dialogues nécessaires à la manipulation du jury qu’inscrit DeVito sur son carnet). Cette fausseté accusée, Coppola la dévoile tout entière l’espace d’un mouvement de caméra : quand Rudy et DeVito racolent les accidentés à l’hôpital, ils passent du couloir à une chambre dans le même plan, la caméra les suit en franchissant sans encombre une cloison de carton-pâte. C’est donc bien en usant de ses conventions les plus éculées que le cinéma peut encore trouver une prise sur le monde. Même camouflé derrière la banalité de l’intrigue judiciaire, l’opéra continue de régir l’inspiration de Coppola. S’il a perdu ses ors et pompe, si sa machinerie s’est faite discrète, il répond toujours présent pour charpenter l’investigation et structurer l’ensemble mouvant des passions. Là encore, Coppola ne renonce à rien. Les cintres sont simplement moins « à vue » qu’autrefois. Loin de se réduire à une geste ornementale, cette finesse de trait permet de prendre la société à bras-le-corps et de faire décoller le goût du détail vers la vision du démiurge. Quand un super auteur des années 70 parvient à se changer tout à la fois en cinéaste Metro et en cinéaste Warner, c’est qu’il a encore son avenir devant lui. Les masques du cinéaste deviennent alors sa meilleure fiction.

L'homme sans âge
Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Tim Roth, Bruno Ganz, Alexandra Maria Lara
Film américain
Genre : drame, fantastique
Durée : 2h05
Année de production : 2007
1938, en Roumanie. Dominic Matei, un vieux professeur de linguistique, est frappé par la foudre et rajeunit miraculeusement. Ses facultés mentales décuplées, il s'attelle enfin à l'oeuvre de sa vie : une recherche sur les origines du langage. Mais son cas attire les espions de tout bord : nazis en quête d'expériences scientifiques, agents américains qui cherchent à recruter de nouveaux cerveaux. Dominic Matei n'a d'autre choix que de fuir, de pays en pays, d'identité en identité. Au cours de son périple, il va retrouver son amour de toujours, ou peut-être une femme qui lui ressemble étrangement... Elle pourrait être la clé même de ses recherches. A moins qu'il soit obligé de la perdre une seconde fois.
L’Homme sans âge ou l’histoire d’une seconde chance donnant la possibilité d’accomplir son grand œuvre. C’est en tout cas l’histoire de Dominic Matei, septuagénaire foudroyé qui renaît sous les traits d’un fringant jeune homme de 35 ans. Ce pourrait aussi être celle de Francis Ford Coppola, 66 ans, qui signe son retour après neuf ans d’absence. Portrait en creux troublant du démiurge et mise en abyme des affres de la création, le nouvel opus de l’Américain ne parvient toutefois pas à imprimer une puissance, une ampleur et un vertige qui le rapprocheraient de ses plus grandes réalisations.
La genèse de L’Homme sans âge est des plus intéressantes. Depuis 1999 et L’Idéaliste, Coppola n’a pas tourné de film, tout absorbé par son grand projet : Megalopolis. Il bute sur la rédaction du scénario, l’écrivant et réécrivant sans cesse, obsessionnellement. En 2005, une amie de longue date, devenue éminente linguiste et ayant côtoyé Mircea Eliade (il dirigea sa thèse), met entre ses mains le livre de l’historien des religions roumain. La situation du cinéaste et de Dominic Matei (Tim Roth), le héros de Youth Without Youth, a fait émerger un sentiment de proximité et un procédé d’identification, on l’imagine aisément, très puissant, cela en toute modestie bien évidemment. L’un comme l’autre sont attelés au grand œuvre de leur vie, Megalopolis pour Coppola, une somme sur les origines du langage pour le personnage. Tous deux se trouvent dans l’impasse. Dominic Matei est frappé par la foudre, rajeuni, ses facultés sont démultipliées. Quant au cinéaste, il bifurque, trouve dans ce projet un nouvel élan : un film à petit budget (à ramener certainement à « l’étalon Coppola »…) et en équipe réduite, bref comme au temps des culottes courtes. Et avec ça en Roumanie, accompagné d’une équipe du cru, loin d’Hollywood : à « la périphérie des choses » comme le dit le réalisateur dans le dossier de presse. La préparation du film se fait avec l’âme d’un contrebandier : repérage incognito en Roumanie, audition des comédiens locaux dans l’arrière-boutique du labo pharmaceutique d’un ami américain de Bucarest.
En plus de cette analogie entre le cinéaste et son personnage, L’Homme sans âge permet au maître d’explorer deux domaines qui le passionnent et l’intriguent : le temps et la conscience. Et bien sûr le problème de leur transcription dans un langage cinématographique. On peut dire qu’il est plus que largement servi. Dominic Matei, vieux professeur septuagénaire désespéré, voit donc son âge divisé par deux après avoir été foudroyé. Il se coltine alors un double et jouit d’hypermnésie. Il peut par exemple, le veinard, comprendre un nombre improbable de langues et s’avaler un livre tout entier en y apposant simplement la paume de la main. Il retombe aussi, second coup de foudre, sur un amour perdu (Laura et Veronica Rupini, tous ces personnages sont interprétés par Alexandra Maria Lara, la secrétaire d’Adolf Hitler dans La Chute) dont le corps, par la magie de la métempsycose, est animé par une âme lui permettant de remonter vers l’origine du langage. Avec tout ça on peut dire que le projet de sa vie est plus que relancé : en très bonne voie. Mais dans un sacrifice ultime, il ne peut achever sa tâche à cause de son nouvel amour. Ces sessions nocturnes de remontée d’histoire de la langue font vieillir la pauvre jeune femme à toute vitesse.
On sait que contrairement à Scorsese, le style Coppola n’existe pas, ou plutôt celui-ci est déterminé et inventé en fonction du sujet, ce qui a pu lui devoir d’être catalogué comme un cinéaste versatile. Le réalisateur déploie donc ici un récit et une mise en scène au service de ses thèmes. Pour le film présent, il confie être parti de Yasujiro Ozu, c’est-à-dire de cadres fixes. On a grand peine toutefois à établir un lien avec le cinéaste japonais, peut-être que la Roumanie manque singulièrement de tatami pour filmer à ras de ceux-ci. À l’image d’un récit touffu, fragmenté et elliptique, aussi bien d’un point de vue spatial que temporel, assez logiquement, Coppola va chercher du côté de l’expressionnisme et de l’onirisme. Il en résulte une mise en scène foisonnante mais aussi (sur)chargée : lumières tamisées et sophistiquées, ombres portées, flous et tournoiements lumineux, images inversées ou encore surimpressions multicouches. Aussi les jeux de miroirs permettent de faire figurer le dédoublement dans un même plan, réunissant les champs/contrechamps (scène tournée le même jour avec deux caméra, Tim Roth passant de l’une à l’autre simultanément). S’il ne révolutionne pas la mise en scène, ce procédé donne lieu à une belle performance d’acteur alors que le héros engage avec cette sorte de Méphistophélès un dialogue où est scellé ce que l’on pourrait considérer comme un pacte diabolique. Mais dans l’ensemble, il faut bien constater que si le réalisateur parvient à impulser une certaine fluidité, ce qui n’est pas la moindre des choses, il peine à s’inscrire dans une sublimation esthétique et une intensité qui placerait le spectateur dans un état de saisissement prolongé. Loin de là pour ces deux points.
Dans cette histoire d’amour éternel au surnaturel très affirmé et assumé (métempsycose, âmes errantes, voyage dans l’histoire et le temps…), on ne peut en fait qu’établir un pont en direction de Coppola lui-même, et de Dracula, autre histoire d’amour éternel. Transylvanie, quand tu nous tiens. Mais aussi, pour ce récit d’une seconde chance, l’évocation de Peggy Sue s’est mariée s’impose, seulement d’un point de vue thématique. À l’aube de sa vieillesse et de son divorce de Charlie, Peggy se retrouve plongée dans ses années lycéennes. Bien décidée à ne pas retomber dans les mêmes errements, elle repousse ledit Charlie. Mais dans un premier temps seulement… Certes la trajectoire cinématographique sinueuse et heurtée de Coppola n’est pas comparable à celle de Peggy Sue, ce serait plutôt une forme d’éternel recommencement personnel, professionnel, thématique et stylistique, dans lequel le cinéaste (se) serait enfermé.


Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Vincent Gallo, Alden Ehrenreich, Maribel Verdú
Film américain
Genre : drame
Durée : 2h07
Année de production : 2009
Tetro est un homme sans passé. Il y a dix ans, il a rompu tout lien avec sa famille pour s'exiler en Argentine. A l'aube de ses 18 ans, Bennie, son frère cadet, part le retrouver à Buenos Aires. Entre les deux frères, l'ombre d'un père despotique, illustre chef d'orchestre, continue de planer et de les opposer. Mais, Bennie veut comprendre. A tout prix. Quitte à rouvrir certaines blessures et à faire remonter à la surface des secrets de famille jusqu'ici bien enfouis.
Ouvertement autobiographique, Tetro, est l'un des seuls films dont Coppola ait écrit le scénario lui-même (avec Conversation secrète, 1974). Il ne se cache pas d'y évoquer les rapports qu'il eut avec son frère aîné, son modèle, disparu soudainement lorsqu'il était âgé de 14 ans. L'épisode avait déjà été suggéré dans Rusty James (1983). Le film recèle une autre clé : la rivalité entre ces deux musiciens que furent le père et l'oncle de Coppola, le second ayant un jour suggéré au premier de changer de nom afin de ne pas lui faire de l'ombre.
Le thème de Tetro est donc la rivalité, la sourde lutte que se livrent des hommes d'une même famille pour s'affirmer artistiquement. Dans la famille Tetrocini, le despote est le père, chef d'orchestre renommé, dont on célébrera les funérailles sur une scène de théâtre, dans une atmosphère de rancoeur solennelle et de dérision. Un ogre séducteur qui aurait pu inspirer à Freud son Totem et tabou. Là encore, les fidèles de Coppola sont en terrain connu. Le Parrain II (1975) était l'histoire de deux frères dont l'un tue l'autre, tels Caïn et Abel, et qu'était le premier Parrain (1972) sinon l'histoire d'un père tyrannique flanqué de fils rivaux ? La réflexion de Tetro, au début du film, après qu'il s'est mis en retrait de son clan - "L'amour dans ma famille, c'est un couteau dans le dos" - vient en écho à celle du parrain Michael Corleone affirmant : "C'est ma famille, ce n'est pas moi."
Ce film-là déroute, parce que, à la différence des oeuvres les plus célèbres de Coppola, il se situe moins dans le tape-à-l'oeil que dans le contre-jour (le film est en noir et blanc à l'exception de flash-back en couleurs), moins dans l'exhibitionnisme et l'artifice que dans la pudeur. Du côté de Tennessee Williams, de Michael Powell (auquel le cinéaste rend hommage dans une scène inspirée de ses Contes d'Hoffmann), de Faust, de la danse et du théâtre, de la réflexion sur la création et sur les secrets, les démons intimes, plutôt que basé sur des considérations commerciales.
Il déroute aussi parce que Coppola s'était éloigné du cinéma, consacré à ses vignobles et à ses enfants, et qu'il revient, pas sénile pour un sou, avec une rare liberté de narration, une enviable vivacité de metteur en scène, pour creuser un sillon dans lequel il avait déjà laissé son empreinte : celui de la perpétuelle remise en question, du thème de la fuite, de l'autodestruction, de la tentation d'accumuler des références culturelles au risque de n'être pas compris.
Après L'Homme sans âge (2007), dans lequel un chercheur revivait sa vie à l'envers et s'enivrait du vertige d'une recherche d'un langage codé, Tetro est l'histoire d'un romancier qui se saborde, refoule son désir, camoufle un manuscrit que l'on ne peut lire que dans un miroir. Et l'histoire d'un héritier (frère ou fils, on n'en dira pas plus) qui, au prix d'une usurpation, oblige l'artiste à confesser ses vérités et à remettre son oeuvre à l'endroit.
Vincent Gallo, qui incarne Tetro, n'a pas une jambe dans le plâtre pour rien. Il s'agit ici de castration affective et créatrice, d'un coeur brisé et d'un corps cassé. On n'est par en Argentine par hasard : c'est la patrie de Borges, écrivain de la confusion d'identités. Mélodrame au final d'opéra, le film honore avec virtuosité cet art du son et de la lumière qu'est le cinéma. Tic-tac d'horlogerie (on sait chez lui l'obsession du temps qui passe), battements d'ailes d'un papillon attiré par une ampoule électrique.
Mais signe de vie, symptôme de vérité, cette lumière est aussi instrument de mort. C'est parce qu'il est aveuglé par les phares d'une voiture que Tetro tue sa mère dans un accident (au cours duquel on entend le frôlement du papillon contre le verre). C'est en raison de l'appât de la gloire que le père a oublié d'aimer les siens. Même couronné par le "Prix des parricides", Tetro ne veut ni reconnaissance ni notoriété. "Le succès n'est rien", dit-il. Assénée par Coppola, dont on sait la boursouflure narcissique, cette réplique acquiert un certain poids.

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Val KilmerBruce DernElle Fanning
Film américain
Genre : épouvante, horreur, thriller, romance
Durée : 1h29
Année de production : 2012
Un écrivain sur le déclin arrive dans une petite bourgade des Etats-Unis pour y promouvoir son dernier roman de sorcellerie. Il se fait entraîner par le shérif dans une mystérieuse histoire de meurtre dont la victime est une jeune fille du coin. Le soir même, il rencontre, en rêve, l’énigmatique fantôme d’une adolescente prénommée V. Il soupçonne un rapport entre V et le meurtre commis en ville, mais il décèle également dans cette histoire un passionnant sujet de roman qui s’offre à lui. Pour démêler cette énigme, il va devoir aller fouiller les méandres de son subconscient et découvrir que la clé du mystère est intimement liée à son histoire personnelle.
Pour son troisième film depuis qu’il s’est libéré du joug des grands studios américains, Francis Ford Coppola développe une œuvre au contenu déroutant, tant sur le plan formel que dans les multiples fractures que contient le récit. Mais derrière ces chatoyants oripeaux se cache une entreprise inquiète et nostalgique, parasitée par une tentation démiurgique qui tourne par moments à l’exercice en roue libre.
Depuis son retour aux affaires en 2007 avec L’Homme sans âge, Coppola s’est imposé trois règles : écrire lui-même le scénario de ses films, que l’œuvre en question ait nécessairement un écho personnel, et que le tout soit autofinancé afin de maximiser sa liberté artistique. Comme le signe d’un repli sur soi où le désir, à l’automne de sa vie, de ne traiter que des choses importantes, de réduire la démarche et le résultat à l’essentiel. Pourtant, le cinéma de Coppola n’a jamais véritablement réussi à se départir d’une de ses composantes fantasques, que l’on retrouve ici et là au gré d’une filmographie imposante : un certain goût pour la démesure qui cache en son sein l’empreinte d’un rapport souvent particulier au temps. C’était le temps de la saga familiale pour la trilogie du Parr ain, c’était l’attente anxieuse de la rencontre avec le colonel Kurtz dans Apocalypse Now, ou bien l’écart d’âge entre un corps et un esprit qui habitent Jack et, bien sûr, L’Homme sans âge. Il y aurait bien d’autres exemples à donner mais, à la vision de ce Twixt, on pense plus évidemment à Rusty James, par cette façon dont le montage figure un temps suspendu et incertain (et grâce, aussi, à un personnage « miroir » du Motorcycle Boy de Mickey Rourke), comme la révélation d’un désœuvrement face à ce facteur immaîtrisable.
C’est là toute la beauté de l’approche narrative de Twixt, faisant d’un temps perdu, refoulé, la matière d’une déambulation à travers un rêve charmeur et horrifique. Hall Baltimore (Val Kilmer), sorte d’alter ego ironique du cinéaste – un scribouillard de littérature de seconde zone sur le déclin – se retrouve, au gré d’une dédicace dans un trou paumé des États-Unis, pris dans une étrange aventure qui mêle une pseudo intrigue policière avec des pérégrinations oniriques. La démesure de ce petit récit vient se loger dans les strates d’une mise en scène décomplexée, symbole d’une liberté de ton toujours guettée par la menace de la coquetterie de trop : split-screens, couleurs criardes qui côtoient une blafarde nuit américaine, décadrages, plongées, et même deux séquences en 3D (à ce sujet, Coppola a le mérite de prendre cette technique au pied de la lettre : un pur gadget de jouissance des volumes et de la profondeur de champ, qui vient faire un petit tour et puis s’en va). Le récit prend également d’inhabituels détours, entre une séquence d’ouverture qui lorgne vers la parodie du film horrifique (appuyée par la voix rocailleuse de Tom Waits), quelques scénettes au comique pompier, et des élans macabres d’une grande noirceur. Les ficelles volontairement grosses de l’intrigue, ainsi que l’aspect ostentatoire des références (roman gothique, apparitions d’Edgar Allan Poe, fantômes, vampires), achèvent de composer un tableau surchargé et parfois brouillon.
Que faire, alors, de tous ces artefacts ? Déjà, constater qu’ils représentent dans un premier temps une sorte de « lâcher prise », un cinéma où la maîtrise serait en péril, en même temps qu’il convient de revenir immédiatement sur cette hypothèse : le récit ménage quelques élans un peu fous et incontrôlables, mais il s’empresse bien vite de les ramener au bercail d’une logique binaire qui livre peu à peu les clés de l’intrigue entre rêve et réalité. C’est plutôt dans l’idée de jeu que se trouve la piste la plus convaincante, au sens où Coppola, libre de faire ce qu’il entend avec ses propres deniers, prend maintenant plaisir à mélanger les codes et brouiller les conventions. Il n’est pas interdit d’en voir les limites et de penser qu’il fait preuve de fortunes diverses dans l’exécution de cet exercice, si ce n’est que le cœur du film, le « secret » de l’intrigue nous ramène vers quelque chose de plus intime, de moins ouvertement foutraque.
Il faut, pour cela, en revenir à la thématique du temps, car toute l’intrigue de Twixt opère un retour inexorable vers un passé douloureux. C’est là tout le sens des séquences oniriques où Edgar Allan Poe guide Baltimore, par le biais d’une histoire d’enfants assassinés (ainsi que celle de Virginia, épouse défunte de Poe), vers une blessure secrète qu’il partage avec le cinéaste. La révélation en est infiniment touchante, car elle s’inscrit à l’écran en une étrange surimpression, où Coppola affirme clairement que ce refoulé est autant le sien que celui de son personnage. La fulgurance de ce traitement vient apporter le minimum de clarté nécessaire ; le deuil de la perte d’un enfant prend alors toute la place qui sourdait depuis le début du film, et laisse finalement à penser que Coppola, derrière cette tendance réaffirmée à n’en faire qu’à sa tête, a encore des choses à partager avec nous.


Domino – La Guerre Silencieuse
Réalisé par Brian de Palma
Avec Nikolaj Coster-Waldau, Carice van Houten , Guy Pearce
Thriller
Europe
2019
Lors d’une intervention de routine, un policier assiste impuissant à l’agression de son co-équipier. Son enquête pour retrouver le coupable va l’amener à parcourir l’Europe pour retrouver la trace d’un mystérieux terroriste qui entretient des relations ambiguës avec la CIA. Dans l’ombre des démocraties, une guerre silencieuse fait rage.
Le film est initialement prévu pour 2018 mais connaît de nombreux problèmes de financement et une postproduction assez longue. En mars 2019, il est annoncé que Saban Films distribuera le film aux États-Unis pour une sortie limitée en salles et en vidéo à la demande.
En France, le film sort en direct-to-video.
Le film reçoit un accueil négatif lors de la sortie en VàD aux États-Unis. Pour Screen Daily, 
La critique française met également en avant les difficultés rencontrées lors de la production : « Domino n’est pas malade : il est au-delà. C’est le film le plus fauché, le plus décharné de toute la carrière de De Palma. Chaque plan ou presque témoigne des difficultés de tournage ».

Réalisé par Francis Ford Coppola
Avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Aubrey Plaza, Nathalie Emmanuel
Etats-Unis
Drame, Science-Fiction
2h18
2024
Megalopolis est une épopée romaine dans une Amérique moderne imaginaire en pleine décadence. La ville de New Rome doit absolument changer, ce qui crée un conflit majeur entre César Catilina, artiste de génie ayant le pouvoir d’arrêter le temps, et le maire archi-conservateur Franklyn Cicero. Le premier rêve d’un avenir utopique idéal alors que le second reste très attaché à un statu quo régressif protecteur de la cupidité, des privilèges et des milices privées. La fille du maire et jet-setteuse Julia Cicero, amoureuse de César Catilina, est tiraillée entre les deux hommes et devra découvrir ce qui lui semble le meilleur pour l’avenir de l’humanité.
Film très étrange, mais très unique. Megalopolis est un film un peu bordélique comme une grande fête foraine, avec pleins de choses, pleins d’attractions. Ça éclate dans tous les sens. On a le sentiment d’être sur un grand-huit, ça monte parfois lentement puis ça accélère d’un coup. Le réalisateur tente de nous parler à la fois du monde d’aujourd’hui, et de l’ensemble des 130 ans d’existence du cinéma. Bref, ce film est un monument incernable, désarçonnant, à la fois difforme et unique en son genre. A voir… pour pouvoir en parler.