19 juil. 2025

Greta Gerwig

 Cinéaste américaine, 1983



    Nights and Weekends (co-réalisé avec Joe Swanberg)
    Réalisé par Greta Gerwig
    Avec Joe Swanberg, Greta Gerwig, Jay Duplass
    drame
    1h20
    2008
    Etats-Unis
    Mattie et James forment un couple. Seule ombre au tableau, l'un vit à Chicago et l'autre à New York. Une situation qui rend chacune de leurs visites plus éprouvantes, puisque ça devient l'occasion de faire le point sur leur relation.
    Sans être une révélation, Nights and Weekends est un film classé dans le mouvement "mumblecore". La caméra suit la vie d'un couple de trentenaires qui ont du mal à se retrouver intimement, car séparés par la distance de leur lieu de travail et de leur emploi du temps respectif. On y retrouve l'angoisse de ne pas plaire, les doutes que l'on a envers soi et l'autre. Ce petit film indépendant se démarque avec le jeu d'actrice de G. Gerwig qui dévoile un personnage sensible et un peu maladroit qui en fera sourire certains et dans lequel certaines femmes se reconnaîtront.

    Lady Bird
    Réalisé par Greta Gerwig
    Avec Saoirse Ronan, Laurie Metcalf, Tracy Letts
    Comédie, drame
    1h35
    2017
    Etats-Unis
    Christine « Lady Bird » McPherson se bat désespérément pour ne pas ressembler à sa mère, aimante mais butée et au fort caractère, qui travaille sans relâche en tant qu’infirmière pour garder sa famille à flot après que le père de Lady Bird a perdu son emploi. 
    Pour son premier film en solo derrière la caméra, Greta Gerwig a fait un carton aux États-Unis. Des critiques dithyrambiques, des scores épatants au box-office pour une production destinée aux art theatres (en gros l’équivalent de nos salles d’art et essai) et deux belles récompenses aux Golden Globes, à savoir Meilleur film dans la catégorie comédie et Meilleure actrice pour Soairse Ronan. Pourtant le sujet – l’initiation à l’âge adulte d’une lycéenne en dernière année d’High School, qui s’évertue à tout tenter pour quitter sa paisible bourgade de Californie pour établir sa carcasse d’artiste en herbe dans la grande pomme, et changer radicalement de vie -, tend, sur le papier, à convier tous les clichés inhérents aux productions sur les petites villes de province américaine, où les caractères et personnalités hors du moule se sentent étouffer. Gerwig se livre donc à une introspection de ce microcosme. Certes, Lady Bird n’a pas l’originalité thématique de son côté, mais pourtant son caractère d’œuvre miroir où l’actrice principale semble se faire le reflet des truculences de la cinéaste, brille par la sensibilité de ses portraits adolescents et adultes, alors que les craintes et souffrances des uns et des autres, qu’ils soient adultes ou plus jeunes, s’exposent, de façon plus ou moins affichée, avec une perspicacité de regard qui ne laisse jamais place au cynisme, à la leçon de morale ou à l’exagération. Alors que Lady Bird (le personnage de Saoirse Ronan exige, des parents aux professeurs, que tous s’adresse à elle par ce nom de substitution évocateur de liberté) évolue vers une compréhension des faux-semblants, des autres dans leur diversité autour d’elle, parfois en se brûlant les ailes, Gerwig réalisatrice met en scène des sensibilités qu’elle connaît merveilleusement bien, jusque dans leurs contradictions (l’amour d’une mère et sa rigidité : la bienveillance paternelle pourtant figure dépressive ; le bellâtre romantique aux valeurs altermondialistes qui se joue en fait de la virginité des jeunes femmes…). Avec son tempérament lunaire d’actrice décalée, et ses aptitudes solaires de rigolote du verbe, qui est capable d’irradier nos séances de son humour désabusé, Greta Gerwig sonde avec attendrissement, élégance et acuité ce passage à l’âge adulte, berceau de ses propres contradictions (l’amour et le rejet pour son bled…). Dans son portrait de “Lady Bird” et dans l’évolution de celle-ci, Greta Gerwig convoque l’universalité à la table de ses propres excentricités. Rares auront été les divertissements aussi humains et donc aussi pertinents. Lady Bird est un délice.

    Les Filles du docteur March (Little Women)
    Réalisé par Greta Gerwig
    Avec Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh, Meryl Streep, Laura Dern, Emma Watson, Louis Garrel, Timothée Chalamet
    Drame, Romance
    2h15
    2019
    Etats-Unis
    Dans les années 1860, une écrivaine à l'esprit indépendant se souvient des moments douloureux mais tendres qu'elle a connus avec ses trois sœurs et un ami proche.
    Si vous n’appréciez pas les mélos, mieux vaut peut-être passer votre chemin ! Car Les filles du Docteur March obéissent à toutes les lois qui régissent ce genre cinématographique : des créatures jeunes, belles, pleines de fougue, qui sont plongées dans le grand bain des vicissitudes de l’existence, vont subir le pire, la pauvreté, l’absence, la maladie et la mort, avant d’avoir enfin droit au bonheur. Mais si on y adhère à ces codes, il faut reconnaître que l’on passe un délicieux moment devant ce film. Les deux heures quinze du long-métrage passent en un éclair tant on se laisse facilement embarquer dans leurs aventures.  Et quel casting ! Pour cette grande fresque, Greta Gerwig a réuni dans un seul et même long-métrage l’immense Meryl Streep dans la peau de la vielle et acariâtre Tante Joséphine, Laura Dern, Saoirse Ronan, la star des Ames vagabondes, Emma Watson, iconique depuis Harry Potter, Louis Garrel et Timothée Chalamet. Des grands acteurs et surtout actrices qui nous font passer du sourire aux larmes en permanence, façon montagnes russes, et sortir de la salle avec l’âme réjouie. 

    Barbie
    Réalisé par Greta Gerwig
    Avec Margot Robbie, Ryan Gosling, America Ferrera
    Comédie
    1h54
    2023
    Etats-Unis
    A Barbie Land, vous êtes un être parfait dans un monde parfait. Sauf si vous êtes en crise existentielle, ou si vous êtes Ken.
    Depuis ses débuts derrière la caméra, Greta Gerwig (Lady Bird, Les Filles du Docteur March) se fait remarquer. Particulièrement, parce qu’elle n’a jamais caché le caractère politisé de ses productions. En ce sens, à l’image d’une République platonienne, Barbie est moins l’histoire d’une poupée en plastique que celle de l’ascension d’une femme vers la connaissance et une prise de conscience des failles du monde qui l’entoure. Au départ, enfermée dans sa vie en rose, Barbie (Margot Robbie) est cantonnée à sa vérité, celle que l’entreprise Mattel lui projette. Elle n’a aucune conscience du vrai monde. C’est lors d’une odyssée vers notre réalité, vers la lumière de la connaissance, qu’elle entamera un processus de déconstruction des diktats qui l’entourent pour donner à Barbieland plus d’égalitarisme.
    L’écriture au second degré fait rapidement oublier le manque d’originalité du scénario, qui suit la recette classique d’un bon blockbuster (une héroïne doit sauver le monde en voyageant dans une autre dimension pour rétablir l’équilibre, et cætera, et cætera). En effet, ce qui fait le succès de Barbie, c’est la rencontre entre la critique et le comique. Greta Gerwig réussit à démontrer qu’il est possible de parler d’égalité des genres, de capitalisme ou encore des injonctions à la beauté (tant féminine que masculine), en faisant appel à la satire et à l’humour. Par exemple, quelques piques bien pensées sont envoyées au monde capitaliste. Ainsi, l’insertion d’une publicité fictive pour la Barbie en plein milieu du film est particulièrement bien pensée, elle surprend le spectateur et le ramène à son statut de consommateur excessif. En ce sens, la représentation du PDG de Mattel (Will Ferrell) comme d’un businessman exacerbé qui n’a d’intérêt que pour le profit est particulièrement ironique puisque l’entreprise Mattel apparaît dans la liste des producteurs du film. Barbie et Ken incarnent, respectivement, l’allégorie du patriarcat et du matriarcat poussées à l’extrême. En se basant sur notre société moderne et en inversant les rôles, Greta Gerwig, réalise une critique exacerbée du système patriarcal en vigueur, doublée d’une ode à l’égalité. Dans un premier temps, Barbieland est orchestré par des Barbie décisionnaires, propriétaires, en charge des plus grandes positions. Ironiquement, on note l’absence d’enfants dans un monde qui leur est pourtant destiné. Seule une poupée enceinte vit à Barbieland et elle n’est plus commercialisée dans le vrai monde. En second plan, on note aussi la présence des Ken, accessoires, hommes-trophées dotés d’une plastique de rêve antagonique à leur intelligence. Ils sont « juste Ken ». Par la suite, la tendance s’inverse avec la découverte du patriarcat dans le vrai monde. Dès lors, Barbie est renvoyée à sa condition de femme alors que Ken pousse le narcissisme à son paroxysme en remodelant le monde à son image. La première partie du scénario renvoie à cette idée ordinairement sexiste qu’une femme ne peut exister sans un homme, ou ici, qu’un homme ne peut exister sans une femme. C’est alors que le film prend une tournure inclusive et égalitaire en démontrant qu’en 2023, il est enfin temps pour Ken et Barbie d’être indépendants et complémentaires. Outre les débats ouverts par Barbie, c’est surtout un film haut en couleur et d’une richesse visuelle exceptionnelle. Tant au niveau des décors, qui renvoient plusieurs générations dans leur enfance, qu’au niveau des magnifiques costumes directement inspirés du catalogue de l’univers Barbie. Avec un décor et des tenues directement inspirés des années 60 et des pin-ups, la qualité de l’esthétique du film permet d’accroître son accessibilité. En effet, il est dès lors possible d’aller voir le film de manière légère pour se délecter de sa beauté, tout en laissant de côté les débats politiques et sociétaux qu’il véhicule. En matière de mise en scène, Barbie est filmé en prise de vue réelle. Le personnage évolue dans des décors créés particulièrement pour le film. Les caractéristiques des maisons, fidèles aux modèles de base permettent de proposer aux spectateurs une immersion totale dans le monde de la poupée. Avec un Barbieland aux allures de Seahaven (Truman Show, 1998), Greta Gerwig souligne également, avec ironie, le côté insensé et extravagant des maisons Mattel et du monde Barbie.
    Barbie, est aussi basé sur d’innombrables références cinématographiques et culturelles. Comme cela a été très remarqué, la scène d’ouverture du film est (très) directement inspirée du travail du géant du cinéma Stanley Kubrick et de son 2001 : l’odyssée de l’espace (1968). D’autres scènes viennent s’inspirer, de manière directe ou plus subtile, d’autres grands classiques du 7e art. On note alors une référence au Parrain (1972), à La fièvre du samedi soir (1977), avec la scène de danse, ou encore à Matrix (1999), lorsque Barbie doit choisir entre deux chaussures pour décider de son destin, à l’image des pilules rouge et bleue proposées à Néo. Outre cette liste non exhaustive, de nombreuses autres références cinématographiques sont cachées dans le film… à vous de jouer pour les identifier !
    Au demeurant, il est impossible de parler de Barbie sans parler du coup de maître réalisé par l’équipe marketing du film. Avec un budget colossal, Barbie s’offre tout : des collaborations avec les plus grandes marques de mode (comme Chanel), un casting de stars (Margot Robbie, Ryan Gosling, America Ferrara) et une bande-son originale portée par de nombreux artistes en vogue comme Billie Eilish, Lizzo ou encore Dua Lipa.
    En clair, Barbie coche toutes les cases d’un blockbuster de qualité. Il s’agit d’un divertissement intelligent et fédérateur, agrémenté d’un zeste politique, qui ouvre la porte à une réflexion plus poussée pour ceux qui le souhaitent. Avec ce projet, Greta Gerwig démontre que son « Barbie can be anything » : une comédie, un drame, un film musical, un divertissement, un vecteur d’idées politiques et sociales, etc.

Kathryn Bigelow

 Metteuse en scène américaine, 1951








The Loveless
Réalisé par Kathryn Bigelow et Monty Montgomery
Avec Willem Dafoe, Marin Kanter
États-Unis
Genre : drame
Durée : 1h25
Année : 1987
En route vers Daytona Beach, un gang de motards blousons noirs fait escale dans un drive-in perdu au milieu de nulle part.
Premier film de Kathryn Bigelow, co-réalisé avec Monty Montgomery (qui officiera plus tard en tant que producteur sur les films de David Lynch), The loveless renvoie 40 ans après sa sortie des plus confidentielles l'image d'une œuvre imparfaite, d'un premier essai au rythme bancal, mais qui esquisse, au détour de quelques fulgurances certaines des figures de style appelées à devenir récurrente chez la cinéaste. Portrait d'un groupe de motards dans l'Amérique des années 50, dont l'arrivée dans un bled paumé déchaîne les passions des autochtones, The loveless fait partie de ces films dont le rythme s'apparente à un lent crescendo vers un climax que l'on devine paroxystique. Problème, le film fonde son procédé sur un étirement de l'attente quelque peu artificiel, d'autant plus que ses carences en termes de caractérisation, ainsi que la minceur de son propos éprouve quelques difficultés à justifier son procédé narratif. D'où un découpage séquentiel aléatoire, dont les vertus parfois réelles en termes sensitif (l'ennui des personnages, tous en quête de l'étincelle susceptible de bouleverser la situation) s'accompagne d'une certaine lassitude à mesure que le film dévoile son manque de substance. De fait, le long-métrage s'adresse avant tout aux aficionados de sa réalisatrice, qui s'amuseront à déceler les germes de ce qui est appelé à devenir l'une des œuvres les plus atypiques de cette fin de siècle. L'introduction très iconique du personnage de Willem Dafoe (dont le magnétisme rejaillit d'emblée à l'écran) révèle déjà le sens du cadre de la dame, tandis que la scène finale préfigure à de nombreux égards le carnage dans le bar d'Aux frontières de l'aube. Mais surtout, c'est au travers de quelques instants de montage qui viennent sporadiquement dynamiser l'ensemble, qu'apparaît sous forme embryonnaire la maîtrise de Bigelow du langage cinématographique, et sa propension unique à orchestrer des séquences de tension pure au travers de petits gestes anodins reliant les trajectoires de personnages appelés à se croiser dans une issue inévitablement tragique. Au final, tout comme ses personnages qui semblent attendre l'épiphanie susceptible de transcender leur morne quotidien, The loveless constitue le coup de semonce d'une cinéaste qui se cherche, consciente du chemin à emprunter, mais pas forcément de la direction adéquate pour l'arpenter. Comme la suite nous le confirmera, ce n'était qu'une question de temps.

Aux frontières de l'aube 
Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec  Adrian Pasdar, Jenny Wright, Lance Henriksen
États-Unis
Genre : fantastique
Durée : 1h34
Année : 1987
Une petite localité du Middle West. En allant rejoindre des copains qui l'attendent dans un bar, Caleb rencontre une étrange jeune fille, Mae. Celle-ci veut bien se promener en sa compagnie, mais refuse ses avances. Juste avant l'aube, elle presse Caleb de la ramener. Il veut un baiser en échange. Mae accepte et le mord dans le cou avant de s'enfuir. Brusquement sans force, Caleb titube sur la route lorsqu'il est embarqué dans un étrange véhicule, totalement clos, dans lequel ont pris place Mae et ses mystérieux compagnons. Ne vivant que la nuit, ces vampires se nourrissent de sang frais. Caleb, désormais à leur image, doit apprendre à tuer pour survivre...
Avec ce film violemment nocturne, Kathryn Bigelow réussit l’union impie et captivante de deux genres a priori peu compatibles : le western et le film de vampires. Même John Carpenter, qui s’y essaiera bien plus tard (Vampires, en 1998), n’est pas parvenu à mêler ainsi les imageries, le gothique et l’organique, la poussière, le sang et la poudre.

Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec Jamie Lee Curtis, Ron Silver
États-Unis
Genre : Thriller
Durée : 1h40
Année : 1990
Jeune recrue de la police, Megan Turner abat un voyou en plein flagrant délit de hold-up. Ne pouvant prouver qu’elle était en état de légitime défense, la jeune femme se voit suspendue de ses fonctions. Désemparée, elle se laisse séduire par un agent de change, dont elle vient de faire la connaissance. Quelques temps plus tard une série de crimes est commis : le tueur utilise des balles sur lesquelles il a gravé le nom de Megan !
A une époque où il était encore très difficile d’être une femme réalisatrice à Hollywood, Kathryn Bigelow est parvenue à s’imposer grâce à son talent visuel imparable et sa force de caractère. Elle a mis tout le monde d’accord avec son deuxième long-métrage, l’étrange film de vampires Aux frontières de l’aube (1987) qui n’a pas rencontré le succès, mais a scotché bon nombre de cinéphiles. Elle reçoit notamment le soutien d’Oliver Stone qui compte produire son prochain long-métrage. Elle retrouve pour l’occasion le scénariste Eric Red avec qui elle a collaboré sur son précédent long, mais est également connu pour avoir signé le script du cultissime Hitcher (Harmon, 1986). Ce dernier imagine de transposer l’intrigue de son classique dans un univers plus urbain. Il s’agit donc à nouveau d’une traque entre deux personnages, dont l’un est une jeune recrue de la police et l’autre un serial killer complètement obsédé par les armes. Toutefois, sur ce canevas somme toute assez classique, Kathryn Bigelow a ajouté quelques notations plus personnelles liées notamment à son statut de femme réalisatrice. Ainsi, le portrait initial du personnage incarné par Jamie Lee Curtis peut se voir comme un reflet de la situation de la réalisatrice à Hollywood. Comme cette femme flic qui doit évoluer dans un univers majoritairement masculin, Kathryn Bigelow a également dû faire ses preuves et bousculer l’establishment pour s’imposer. Sa place, elle la doit bien uniquement à son talent, et non à quelque quota imposé par la bien-pensance. Elle met donc en scène un personnage de femme forte qui doit lutter contre les préjugés de genre, aussi bien dans son entourage professionnel que personnel. On adore notamment toutes les séquences où elle doit se justifier vis-à-vis de ses proches qui la regardent comme un être étrange et dérangé. Au passage, Kathryn Bigelow oppose cette jeune femme farouchement indépendante à sa mère – excellente Louise Fletcher – qui appartient à une génération d’épouses soumises et parfois maltraitées dans le secret de la chambre à coucher par des maris tout-puissants. Ces notations, bien entendu importantes et fort appréciables, ne sont pourtant jamais brandies comme un étendard par une réalisatrice qui serait une militante avant d’être une artiste. Bien au contraire, Kathryn Bigelow s’emploie à respecter l’intégrité psychologique de ses personnages. Elle se livre également à un petit commentaire sur l’évolution de l’Amérique reaganienne uniquement intéressée par l’argent facile et la compétition entre les winners et les losers. Ainsi, le personnage de serial killer incarné par Ron Silver n’est autre qu’un trader dont la vie consiste à écraser les autres. Il n’opère qu’un léger basculement de paradigme en éliminant physiquement des êtres qu’il juge insignifiant. Là encore, pas d’insistance sur ces éléments de la part d’une réalisatrice qui a surtout à cœur d’embrasser le genre du thriller avec une grande efficacité. En réalité, elle anticipe avec Blue Steel une thématique qui sera encore développée dans son Point Break (1991), à savoir celle de l’attraction-répulsion qui peut exister entre un flic et un truand. Sans théoriser quoi que ce soit, Bigelow pose la question de la fine distance qui sépare un membre des forces de l’ordre et celui qui enfreint la loi. Dans Blue Steel, elle fait ainsi de Ron Silver une sorte de double maléfique (ou doppelgänger) de Jamie Lee Curtis. Elle réfléchit également en creux à la fascination du peuple américain pour les armes à feu. Toutefois, ce qui marque le plus durant le visionnage de Blue Steel (1990) vient de l’extrême modernité de sa réalisation. Grâce à des mouvements de caméra gracieux, mais également dotés d’une puissance d’évocation extraordinaire, Blue Steel se distingue du tout-venant de l’époque et tutoie le cinéma d’un Michael Mann en matière de brio formel. A l’aide d’éclairages bleutés et d’une musique inquiétante de Brad Fiedel, Kathryn Bigelow signe un film glacial qui impose une atmosphère urbaine pesante et tendue comme un garrot. Zébré d’éclairs de violence bruts, le résultat est tout bonnement enthousiasmant, si l’on fait abstraction de certaines facilités d’écritures. On peut en tout cas y admirer le jeu parfaitement maîtrisé de la grande Jamie Lee Curtis, opposée ici à un Ron Silver totalement démoniaque, comme possédé par une force surnaturelle. Sorti dans l’indifférence générale aux Etats-Unis où le film n’a glané que 8,2 millions de dollars malgré des critiques positives, Blue Steel n’a guère mieux marché sur le territoire français. Ils ne furent que 129 494 curieux à faire le déplacement en salles dans l’Hexagone, alors que sévissait la terrible crise du cinéma. Il est donc temps de rendre hommage au talent visionnaire de Kathryn Bigelow qui, par-delà son statut de femme, est avant tout une grande artiste, encore trop ignorée de la communauté des cinéphiles.

Point Break
Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec Patrick Swayze, Keanu Reeves, Lori Petty, Gary Busey
États-Unis
Genre : action
Durée : 2h02
Année : 1991
Un jeune agent du FBI infiltre un groupe de surfeurs soupçonnés de commettre des cambriolages à Los Angeles.
Un polar dopé à l'adrénaline, qui met à l'honneur des personnages en quête absolue de sensations fortes. Comme les deux faces d'une même pièce, Kathryn Bigelow filme l'attraction réciproque de héros opposés à l'extrême, animés par une pulsion de vie identique. Un cocktail d'action mémorable (le saut en parachute, la course-poursuite), qui a propulsé Keanu Reeves au rang de star et offert une performance iconique à Patrick Swayze.

Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec Ralph Fiennes, Angela Bassett, Juliette Lewis, Vincent D'Onofrio, Tom Sizemore
États-Unis
Genre : action, science-fiction
Durée : 2h25
Année : 1995
Los Angeles 1999. Lenny Nero, flic déchu, mi-dandy, mi-gangster, s'est reconverti dans le trafic de vidéos très perfectionnées qui permettent de revivre n'importe quelle situation par procuration. Un jour, il découvre une vidéo révélant l'identité des meurtriers d'un leader noir.
En 1995, Kathryn Bigelow est loin de son Oscar historique pour la réalisation de Démineurs en 2010. Elle s’est néanmoins imposée avec le film de vampire Aux frontières de l’aube, le thriller Blue Steel avec Jamie Lee Curtis et Point Break, succès phénoménal en 1991. Impossible de ne pas mentionner son mariage avec James Cameron, de 1989 à 1991 car l’idée de Strange Days vient de lui. Il imagine cette histoire à la fin des années 80, entre les succès d’Aliens, le retour et Abyss. Dans une longue interview avec Artforum, Bigelow expliquait : « Jim Cameron travaillait sur cette idée depuis neuf ou dix ans. Il me l’a présentée il y a quatre ans, et j’ai trouvé que c’était formidable. Ces deux personnages au seuil du nouveau millénaire, avec un homme qui pousse une femme qui l’aime à l’aider pour sauver la femme que lui aime, c’est une superbe matrice émotionnelle. Et puis, au cours de nos échanges, on a développé l’aspect politique, cette société particulière. Le côté brutal et sombre était ce à quoi j’aspirais ; ironiquement, Jim tendait plus vers le côté romantique, alors que moi j’avais vers le plus noir. Jim a écrit un traitement à partir de nos discussions, et Jay Cocks en a tiré un scénario ». Satisfait, James Cameron repassera uniquement sur quelques dialogues. L’affaire Rodney King donne une dimension toute particulière au scénario, qui prenait forme que tout ça a eu lieu sous les yeux de l’équipe : la passage à tabac de l’Afro-Américain, frappé par des policiers de Los Angeles filmés à leur insu, a déclenché des émeutes sans précédent lorsqu’ils ont été acquittés en 1992. Le personnage de Jeriko One est clairement inspiré par lui. Kathryn Bigelow a participé au nettoyage du centre ville après les événements, et sera profondément marquée par cette vision quasi-apocalyptique. Interviewée en 1995 par The Christian Science Minitor, Bigelow était claire : « Je pense qu’il est grand temps que les studios fassent des films qui disent quelque chose. Je sais que c’est perturbant, provocateur, mais ça parle de quelque chose au moins. Et ça, c’est un pas vers l’avant. » Le procès d’O.J. Simpson, qui débute en 1995, est un nouvel écho dans la réalité. Andy Garcia a d’abord été évoqué pour le premier rôle, avec Bono, le leader de U2, pour incarner Philo. Bigelow décidera finalement de caster Ralph Fiennes après l’avoir vu dans La Liste de Schindler, presque contre l’avis de Cameron qui imaginait un acteur plus décalé. Il sera en revanche le premier à suggérer Angela Bassett. Strange Days sera tourné quasi intégralement de nuit à Los Angeles (77 jours sur les 88 jours du tournage). Omniprésent en coulisses, Cameron participera au montage sans être crédité, notamment sur les scènes d’action. Échec dramatique : 42 millions de budget et moins de 10 millions engrangés en salles. Sorti en février 1996 en France, Strange Days n’a attiré que 160 000 spectateurs. Kathryn Bigelow mettra quelques années à s’en remettre. Signe précurseur peut-être : Kathryn Bigelow a été la première femme à recevoir le trophée de la meilleure réalisatrice aux Saturn Awards, pour Strange Days.

Le Poids de l'eau
 
Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec Anders W. Berthelsen, Catherine McCormack, Sarah Polley, Sean Penn
États-Unis, France, Canada
Genre : drame, Thriller
Durée : 1h55
Année : 2000
A bord d'un voilier, la photographe Jean Janes débarque sur la petite île de Smuttynose, située au large des côtes du New Hampshire, pour enquêter sur un double meurtre vieux d'un siècle. En se plongeant dans les détails de l'affaire, Jean revit la tragédie qui a eu lieu par une nuit de 1873 : comment deux jeunes immigrées norvégiennes, Anethe et Karen, furent assassinées à coups de hache, tandis qu'une troisième, Maren Hontvedt, trouva refuge dans une grotte. Au fil de ses recherches, Jean découvre des analogies entre sa propre vie et celle de la seule rescapée du carnage. Elle y trouve un écho à ses propres doutes, à ses propres interrogations sur l'avenir de son couple. Parallèlement, la suspicion d'une liaison éventuelle entre son mari Thomas, un célèbre poète, et la compagne de son frère Rich, la séduisante Adaline, se transforme lentement en jalousie et méfiance.
Deux histoires s'enchevêtrent, et c'est un énorme manque de fluidité qui plombe en partie ce Poids de l'eau. De par un montage parallèle des plus lourds, Bigelow associe les émotions et sentiments refoulés de deux héroïnes entre deux époques: une photographe (Catherine McCormack) de nos jours, et une nouvelle arrivante (Sarah Polley) sur le sol américain, au 19e siècle. Passant très mécaniquement d'une époque à une autre, le film témoigne en outre d'un déséquilibre d'intérêt certain. La partie située dans le passé (contant l'histoire du double meurtre) parvient à captiver, bénéficie d'une photo soignée, est portée par la performance habitée de Sarah Polley et possède une réelle ampleur dramatique. En revanche, celle située de nos jours est d'un inintérêt total, handicapée par des personnages creux, quelques scènes ridicules (Liz Hurley à demi-nue se frottant avec un glaçon) et un travail visuel en comparaison largement moins remarquable. Un demi repas donc qui laisse quelques regrets, il eût été préférable de rester sur l'île...

Le Piège des profondeurs
 (K-19: The Widowmaker)
Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec Harrison Ford, Liam Neeson
États-Unis
Genre : Action, Drame
Durée : 2h18
Année : 2002
En juin 1961, en pleine Guerre froide, dans les eaux de l'Atlantique nord, Alexei Vostrikov, le capitaine du premier sous-marin nucléaire de l'arsenal soviétique, le K-19, découvre que le système de refroidissement du réacteur principal est défaillant. A son bord, des ogives et un moteur à propulsion atomique menacent d'exploser si la température au cœur du réacteur ne baisse pas rapidement. Coupés du monde extérieur et du reste de la flotte russe à cause d'une panne d'antenne, le capitaine Vostrikov et son second Mikhail Polenin doivent surmonter leurs différends pour faire face à la crise et éviter un accident nucléaire. Par ailleurs, si une telle explosion se produisait, les Etats-Unis pourraient croire à une première attaque soviétique et déclencher une guerre totale.
En adaptant au cinéma une histoire vraie restée cachée pendant 28 ans, Kathryn Bigelow s’est en quelque sorte lancée dans son Titanic à elle. Sous-marins de diverses tailles, 150 acteurs-hommes d’équipage sous ses ordres, sans compter l’équipe technique, conseillers russes, fouillage d’archives, effets spéciaux, elle a tout supervisé. Devant un tel déploiement de moyens, on est donc un peu déçus au vu du résultat. Car si le film est de qualité, il est assez inégal. En effet, Bigelow joue plus sur les personnages que sur l’action, mais sur plus de deux heures, le film devient difficile à remplir. Harrison Ford et Liam Neeson offrent, comme à leur habitude, une interprétation irréprochable : Ford est convaincant en commandant expert et intransigeant, tout en intériorité, et Neeson tout autant en second proche de l’équipage. Cependant leur forte présence et leur charisme écrasent vite leurs personnages. Et les situations n’aident pas toujours à y croire non plus, le film a beau être long, certains bouleversements sont un peu trop rapides et difficilement crédibles. On voudrait s’attacher à eux, à tout l’équipage, embarqués sur un sous-marin nucléaire en pleine guerre froide, un sous-marin qui a déjà entraîné la mort d’une dizaine d’hommes avant même de quitter le port, et qui porte parfaitement son surnom : "the widowmaker" – "le faiseur de veuves" (oubliez l’inepte titre français!), mais on n'y arrive que difficilement. Seuls les deux gros moments d'action nous plongent enfin au cœur de l'intrigue, nous font nous intéresser à eux. Mais si Bigelow arrive à nous accrocher, elle ne maintient pas la tension et la lenteur du film reprend le dessus. Ainsi, nous alternons moments captivants et ennui sur 2h20, et la longueur se fait vraiment sentir sur la fin.
C'est d'autant plus dommage que les effets spéciaux sont soignés, voire invisibles, la réalisation également, la caméra caressant le sous-marin dans des tons bleutés qui ne sont pas sans rappeler, encore une fois, James Cameron et son influence toujours présente sur son ex-femme.


Démineurs
 
Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec Jeremy Renner, Anthony Mackie
États-Unis
Genre : Action, Drame
Durée : 2h04
Année : 2009
Bagdad. Le lieutenant James est à la tête de la meilleure unité de déminage de l'US Army. Leur mission : désamorcer des bombes dans des quartiers civils ou des théâtres de guerre, au péril de leur vie, alors que la situation locale est encore... explosive.
Montage nerveux, caméra à l'épaule, grain 16 mm, Démineurs s'immisce, avec une rigueur quasi-documentaire, dans le quotidien de désamorceurs de bombes en Irak. Sous le casque d'un soldat confronté à la mort (Jeremy Renner, formidable), l'addiction au danger devient le moyen ultime de se sentir vivant au milieu de la désolation et des ruines. Sans fioritures, Kathryn Bigelow – première cinéaste à recevoir l'Oscar de la meilleure réalisation – saisit fiévreusement ce shoot d'adrénaline, cette dépendance à la peur, dans un film de guerre unique en son genre, viscéral et sauvage. Démineurs décrochera neuf nominations aux Oscars, et six statuettes, dont celles de meilleur film et de meilleure réalisatrice.

Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec Jessica Chastain, Jason ClarkeJoel Edgerton
États-Unis
Genre : Action, Thriller
Durée : 2h29
Année : 2012
Après les attentats du 11 septembre, une poignée d'hommes et de femmes du renseignement américain mettent tout en oeuvre pour débusquer Oussama Ben Laden. En 2003, Maya, fraîchement recrutée par la CIA, est dépêchée au Pakistan, où elle collabore avec des agents qui n'hésitent pas à recourir à la torture...
Avec Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow, adepte du film d’action musclé, aborde pour la première fois et de façon explicite un sujet politique. Pour ce faire, elle s’appuie sur l’énorme travail fourni par le scénariste et journaliste Mark Boal, qui a réuni un nombre important d’informations solides sur le sujet. Il en découle un « film-dossier » très documenté et très factuel, y compris dans le choix de confronter, de manière frontale, les méthodes employées par les services secrets américains pour retrouver Ben Laden. Non seulement Bigelow n’hésite pas à montrer la torture utilisée sur les prisonniers à l’époque pour obtenir des informations, mais elle en fait un des enjeux du film, à travers ce personnage féminin (Jessica Chastain, parfaite dans le rôle) qui peu à peu fait sien le vieil adage : « la fin justifie les moyens ». Inévitablement, malgré son immense succès au box-office, Zero Dark Thirty suscita de nombreuses polémiques. Confus, trop long et surtout trop complaisant à l’égard des méthodes de la CIA, sans compter ce personnage solitaire qui s’affranchit des règles de sa hiérarchie (et qui rappelle le controversé inspecteur Harry). Des accusations loin d’être sans fondement, mais auxquelles Bigelow, fidèle à la grande tradition du film d’action américain, répond par la puissance des images et l’efficacité de la mise en scène. Elle s’inscrit ainsi dans la lignée de grands réalisateurs tels Don Siegel ou Sam Peckinpah, qui n’ont cessé, à travers leurs films, de questionner la violence de leur pays. Avec Zéro dark thirty, la cinéaste démontre une nouvelle fois son incroyable maîtrise formelle, mélange de réalisme immersif et de virtuosité technique, par laquelle elle s’emploie à plonger le spectateur dans le cœur de l’action. Caméra à l’épaule, lumière naturelle, séquences en temps réel, mais également montage nerveux, découpage millimétré, cadrages soignés : le dispositif est conçu pour retracer le plus fidèlement possible l’interminable traque, tout en maintenant la tension et le suspense propres au thriller. Jusqu’à la séquence finale d’anthologie, 45 minutes de pure mise en scène qui prouvent, s’il en était besoin, que Kathryn Bigelow est incontestablement un des maîtres du cinéma d’action hollywoodien.

Detroit
Réalisé par Kathryn Bigelow
Avec John Boyega, Will Poulter
États-Unis
Genre : drame, Thriller
Durée : 2h14
Année : 2017
Été 1967. Les États-Unis connaissent une vague d’émeutes sans précédent. La guerre du Vietnam, vécue comme une intervention néocoloniale, et la ségrégation raciale nourrissent la contestation. À Detroit, alors que le climat est insurrectionnel depuis deux jours, des coups de feu sont entendus en pleine nuit à proximité d’une base de la Garde nationale. Les forces de l’ordre encerclent l’Algiers Motel d’où semblent provenir les détonations. Bafouant toute procédure, les policiers soumettent une poignée de clients de l’hôtel à un interrogatoire sadique pour extorquer leurs aveux. Le bilan sera très lourd : trois hommes, non armés, seront abattus à bout portant, et plusieurs autres blessés…
Cinq ans après Zero Dark Thirty, succès public et critique, la seule réalisatrice oscarisée de l’histoire, Kathryn Bigelow, revient avec un film au sujet brûlant. C’est dire à quel point son Detroit, plongée au cœur des émeutes de l’été 1967, était attendu. Sur 2h25, le film retrace ces jours de chaos, et s’intéresse particulièrement à la nuit du 25 au 26 juillet, au cours de laquelle trois jeunes Afro-Américains furent torturés et tués par des policiers blancs, tandis que neuf autres clients de l’Algiers Motel – sept hommes noirs et deux femmes blanches – étaient battus et humiliés par ces mêmes officiers de police. Bigelow, aidée de son fidèle scénariste Mark Boal, restitue cette histoire oubliée en trois temps. Elle s’immerge d’abord dans les rues de Detroit pour relater, de manière quasi-journalistique, les émeutes de l’été 1967. Vient ensuite, pendant plus de quarante minutes, la reconstitution des événements de l’Algiers Motel, interminable séquence de torture physique et psychologique, avant que le film ne se referme sur le procès des trois policiers blancs inculpés pour les meurtres de Fred Temple, Aubrey Pollard et Carl Cooper. Detroit apparaît d’abord comme l’aboutissement du talent de réalisatrice de Kathryn Bigelow. La mise en scène, mélange de caméra à l’épaule et de plans très resserrés sur les personnages, est magistrale. Elle permet à Bigelow de filmer au plus près les émotions sur les visages de ses (excellents) acteurs, et d’enfermer son spectateur dans la violence qu’elle dépeint. Dans les scènes d’émeutes, le peu de plans larges donne l’impression que tout s’embrase et explose en hors-champ. À l’intérieur de l’Algiers Motel, l’absence d’horizon indique qu’il n’y aucune échappatoire possible à la violence raciste. Detroit se vit donc en apnée, le sang glacé, le cœur au bord des lèvres. 


17 juil. 2025

Mohammad Rasoulof

 

    Cinéaste iranien, 1972







1979, le Shah est destitué durant la révolution islamiste, l’empire est renversé. La République Islamique d’Iran est instaurée avec pour guide : l’ayatollah Khomeini. Les films produits à l’ère du Shah, calqués sur la formule hollywoodienne, sont vus comme un outil de propagande du modèle occidental. Toutes les salles de cinéma du pays sont brûlées, filmer est passible de la peine de mort. La représentation visuelle interdite par la religion, l’Iran est alors une terre dont les seules images sont ses poèmes. Puis Khomeini regarde à la télévision La Vache de Dariush Mehrjui, et l’admire. Tragédie simple sur un villageois attristé sur la mort de sa vache dont il était amoureux, le film sorti en 1969 était interdit sous le règne du Shah où le réalisme était banni. Khomeini déclare la production de films dépeignant des quotidiens simples admise : le cinéma sort du feu, mais soumis à une censure très stricte se conformant à la charia, avec une interdiction quasi intégrale de visionnage de films provenant de l’occident. De cette censure, naît un cinéma décrivant poétiquement la vie ordinaire, métaphorique, symbolique, humaniste. Il lui sera donné le nom de Nouvelle Vague Iranienne, évoqué au pluriel parfois pour inclure des œuvres plus récentes.


The Twilight (Gagooman) (
گاگومان)
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Avec Fatemeh BijanBijan Zalkla
Film iranien
Genre : documentaire, drame
Durée : 1h23
Année : 2002
Un étrange événement est survenu en 1998, dans l’une des prisons du nord-est de l’Iran. Le chef de la prison a choisi un détenu de 34 ans, qui a été condamné à plusieurs reprises dans sa jeunesse, pour épouser une prisonnière condamnée à la prison à perpétuité.
Basé sur une histoire vraie, The twilight gagna le Prix du meilleur film au Fajr Film Festival en Iran.

La Vie sur l'eau
 (
جزیره آهنی, Jazireh ahani)
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Avec Hossein Farzi-ZadehAli NasirianNeda Pakdaman
Film iranien
Genre : drame
Durée : 1h30
Année : 2005
Venue des côtes sud de l'Iran, une petite communauté d'hommes, de femmes et d'enfants démunis s'est installée sur un vieux cargo abandonné en pleine mer. Leur chef, le capitaine Nemat, tente de persuader le propriétaire du bateau et les autorités de ne pas rapatrier le cargo à terre. Sans le dire à la communauté, le capitaine vend des pièces détachées du bateau morceau après morceau. Bientôt, le cargo menace de couler.
Point commun avec ses prédécesseurs (surtout Kiarostami), l’emploi par le réalisateur Mohammad Rasoulof de la parabole pour évoquer l’état de son pays via une situation en apparence très artificielle. Dans le cas présent, il s’agit du récit de la vie quotidienne d’une sorte de cour des miracles composée d’exilés et de laissés pour compte de tous bords qui trouvent refuge à bord d’un pétrolier échoué, grâce aux réserves duquel ils ont construit une communauté organisée et économiquement viable. La description des différents membres de ce groupe, de leur sens aigu de la débrouille et de leurs antagonismes ne manque pas de charme. Rasoulof en tire une belle galerie de portraits (le capitaine du navire est particulièrement truculent), des petites saynètes insolites, et même de beaux moments de mise en scène comme cette séquence où des enfants plongent pour récupérer des bidons de pétrole qui dérivent.
Cette belle et prometteuse mécanique s’enraye cependant lorsque le scénario offre une porte de sortie aux occupants du bateau. Comme un symbole de la fin d’une société d’entraide, ce film iranien, aux images superbes et colorées, apporte une vision cruelle et désenchantée d’une société où l’individualisme finit forcément par primer. Un film dur, où les hommes ne sont pas des saints, et où chacun joue pour ses propres enjeux.

La Parabole
 (Baad-e-daboor)
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Film iranien
Genre : documentaire
Durée : 1h05
Année : 2008
Ce documentaire iranien de Mohammad Rasoulof enquête de manière ironique sur la façon dont, en Iran, les téléspectateurs rivalisent d'ingéniosité pour capter les chaînes et les émissions étrangères. Où l'on découvre comment un simple couvercle de marmite peut faire une très bonne parabole.

Keshtzar haye sepid
 (
کشتزارهای سپید) The White Meadows
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Avec Hassan Pourshirazi, Younes Ghazali, Mohammad Rabbani, Mohammad Shirvani, Omid Zare
Film iranien
Genre : drame
Durée : 1h32
Année : 2009
Une fois de plus, Rahmat doit voyager vers les îles pour son travail. Depuis de nombreuses années, il demande aux habitants de recueillir leurs larmes sans que personne ne sache ce qu'il fait avec elles...
Désignée meilleur film au Festival sud-africain de Durban en 2010, la troisième fiction signée Mohammad Rasoulof est un poème cruel et époustouflant. Le récit navigue dans le sillage de Rahmat, un marin, sorte de Sinbad moderne qui poursuit une mission étrange : parcourir les îles du golfe Persique pour ré­colter les larmes des insu­laires.
En mars 2010, après les événements qui suivent l’élection présidentielle iranienne, il est arrêté, avec Jafar Panahi, alors qu’ils étaient en tournage. Lors d’un premier procès, il est condamné à six ans de prison (cinq ans pour rassemblement et connivence contre la sécurité nationale, et un an pour propagande contre le régime). Il est acquitté en appel de la première accusation et sa peine est réduite à un an de prison. Elle n’est pas appliquée mais elle est accompagnée d’une interdiction de sortir du pays. Celle-ci est levée en 2011, après la sélection de son film Au revoir au Festival de Cannes, où il remporte le Prix du meilleur réalisateur Un Certain Regard.

Au revoir (Bé Omid é Didar)
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Avec Leyla Zareh (Noura), Hassan Pourshirazi, Benhame Tashakor, Sima Tirandaz
Film iranien
Genre : drame
Durée : 1h40
Année : 2011
Dans la situation désespérée de l’Iran d’aujourd’hui, une jeune femme avocate à qui on a retiré sa licence d’exercer, est enceinte de quelques mois. Elle vit seule car son mari journaliste vit dans la clandestinité. Traquée par les autorités, et se sentant étrangère dans son propre pays, elle décide de fuir.
Au revoir est un film d'une noirceur totale, éclairé seulement par le beau visage de son actrice, Leyla Zareh. Elle joue ici le rôle d'une avocate très politisée et à bout de force, Noura, qui a décidé de fuir l'Iran pour refaire sa vie ailleurs. "Quand on se sent étranger dans son propre pays, souffle-t-elle, mieux vaut partir, et se sentir étranger à l'étranger." En retraçant la vie de ce personnage pendant les semaines qui précèdent son départ, le film montre avec une frontalité sidérante la manière dont la dictature s'immisce jusque dans les moindres détails du quotidien, dont la terreur bousille les relations humaines.
Le scénario, d'une cruauté terrible, met aux prises Noura, personnage d'une gravité héroïque, avec une petite galaxie de personnages secondaires, plus froids, plus durs les uns que les autres. Pour lui permettre de s'installer en Europe, un passeur a proposé à la jeune femme un plan sophistiqué, qui exige notamment qu'elle tombe enceinte, afin d'accoucher sur place et d'obtenir ainsi un titre de séjour. Pour cette femme mariée, qui prévoit de surcroît de fuir avec son conjoint, l'exigence n'est pas insurmontable.
Sans cris ni brutalités, une mise en scène d'une radicalité et d'une intelligence rares fait exploser à l'écran l'essence de l'oppression politique. Quel que soit le décor, les murs sont de la même couleur, celle-là même qu'a fini par revêtir le monde aux yeux de Noura, gris terne, invariablement. Ils sont filmés en plan fixe, en accordant une grande importance au hors-champ. Simple, confiant dans la puissance d'évocation primaire du cinéma, ce dispositif exalte avec une force à couper le souffle la violence effarante contenue dans un contexte politique aussi délétère, dans le moindre son, dans le moindre geste.


Les manuscrits ne brûlent pas (Dast-neveshtehaa nemisoosand).
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Avec acteurs inconnus
Film iranien
Genre : drame
Durée : 2h05
Année : 2013
Khosrow est un tueur à gage. Sous l’autorité de Morteza, ils partent tous deux en mission pour un assassinat commandité. Le meurtre doit être mis en scène pour faire croire à un suicide. Les deux tueurs doivent changer leur plan initial au dernier moment...
Un écrivain, surveillé par le régime iranien, a achevé un manuscrit relatif à la tentative d’élimination des écrivains de son pays et en a confié une copie à deux de ses collègues. Mais la police n’entend pas voir ce texte publié: original et copies doivent être saisis, et l’auteur et ses amis éliminés. Tournée partiellement en Iran, cette réalisation est importante, car d’une part elle rappelle le prix de la liberté d’expression et le courage de ceux qui désirent témoigner malgré tout et, d’autre part, elle souligne à quelles extrémités – jusqu’à devenir tueurs à gages – sont réduits des individus qui tiennent simplement à pouvoir assumer leurs charges de famille. Interprété par des acteurs non professionnels, ce film a tous les accents d’une vérité qui n’est pas bonne à dire, mais qui doit être dite. Construit comme un thriller, à partir d’un long flash-back, il est éprouvant, mais tellement nécessaire, pour que le mot démocratie ne soit pas dépourvu de sens en Iran comme en d’autres lieux où des écrivains écrivent avec leur sang.
Le film a été tourné en Allemagne et – clandestinement - en Iran. Comédiens et techniciens sont des amateurs pour la plupart; tous ceux qui apparaissent à l’écran vivraient actuellement à l’extérieur du pays, selon le réalisateur qui a fait de la prison et sait de quoi il parle. L’histoire est forte, on le comprend. Comme on comprend les risques encourus et le courage de chacun. Comme on comprend encore le besoin de témoigner, d’alerter.

Un homme intègre (Lerd)
Réalisé par Mohammad Rasoulof
avec Reza Akhlaghirad (Reza), Soudabeh Beizaee (Hadis), Nasim Adabi (Mère de l’étudiante), Missagh Zareh (Frère de Hadis), Zeinab Shabani (L’assistante de Hadis à l’école), Zhila Shahi (Femme d’Omid).
Film iranien
Genre : drame
Durée :1h58
Année : 2017
Reza, installé en pleine nature avec sa femme et son fils, mène une vie retirée et se consacre à l’élevage de poissons d’eau douce. Une compagnie privée qui a des visées sur son terrain est prête à tout pour le contraindre à vendre. Mais peut-on lutter contre la corruption sans se salir les mains
La réussite d'Un Homme intègre réside dans la simplicité de sa narration dépourvue d'ostentation, dans la sécheresse de son montage et surtout dans la complexité du tableau que brosse le cinéaste. Le film offre la réponse la plus cinglante à une corruption généralisée : celle de la beauté et de la liberté de création.
Grand prix au festival de Cannes.
Rasoulof est condamné en juillet 2019 à un an de prison ferme, suivi de deux ans d’interdiction de sortie du territoire et de l’interdiction de se livrer à la moindre activité sociale et politique. 

Le diable n'existe pas (Sheytan vojud nadarad)
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Avec Ehsan Mirhosseini (Heshmat), Shaghayegh Shourian (Razieh, sa femme), Kaveh Ahangar (Pouya), Mohammad Valizadegan (Javad), Mahtab Servati (Na'na), Baran Rasoulof (Darya), Mohammad Seddighimehr (Bahram), Zhila Shahi (Zaman)
Film iranien
Genre : drame
Durée : 2h31
Année : 2020
Iran, de nos jours. Heshmat est un mari et un père exemplaire mais nul ne sait où il va tous les matins. Pouya, jeune conscrit, ne peut se résoudre à tuer un homme comme on lui ordonne de le faire. Javad, venu demander sa bien-aimée en mariage, est soudain prisonnier d’un dilemme cornélien. Bharam, médecin interdit d’exercer, a enfin décidé de révéler à sa nièce le secret de toute une vie. Ces quatre récits sont inexorablement liés. Dans un régime despotique où la peine de mort existe encore, des hommes et des femmes se battent pour affirmer leur liberté.
Quatre histoires sur le refus de tuer ses semblables dans l’Iran moderne. Mohammad Rasoulof relie des fascicules d’histoire individuelle en un cycle lyrique qui place le curseur non pas sur l’oppression, mais sur ceux qui communi(qu)ent dans la résistance. Rasoulof réalise dans la clandestinité Le diable n’existe pas, Ours d’or au Festival de Berlin 2020. Dans la foulée de cette récompense prestigieuse, reçue en son absence par ses comédiens, il est sommé de se présenter à la justice iranienne, afin de purger sa peine de prison.

Intentional Crime
(Jenayat-e amdi).
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Film iranien
Genre : documentaire
Durée : 1h31
Année : 2022
A travers des conversations avec les membres de sa famille et ses compagnons de cellule, des experts du domaine médical et juridique, Intentional Crime témoigne de ce qui est arrivé à Baktash Abtin: sa détention, son hospitalisation, les retards dans le traitement de ce prisonnier politique qui ont finalement conduit à sa mort.
Le cinéaste est arrêté en juillet 2022 pour avoir encouragé des manifestations déclenchées après l’effondrement d’un immeuble ayant fait plus de 40 morts en mai dans le sud-ouest de l’Iran. Après ce drame, un groupe de cinéastes iraniens mené par Mohammad Rasoulof avait publié une lettre ouverte appelant les forces de sécurité « à déposer les armes » face à l’indignation nationale contre « la corruption » et « l’incompétence » des responsables. Le mercredi 8 mai 2024 son avocat, Me Babak Paknia, annonce que le célèbre cinéaste est condamné à une peine de huit ans de prison dont cinq ans applicables par un tribunal iranien. Il est également condamné à des coups de fouet, une amende et la confiscation de ses bien. 

Les graines du figuier sauvage (Danaye anjir-e moabad).
Réalisé par Mohammad Rasoulof
Avec Mahsa Rostami (Rezvan), Setareh Maleki (Sana), Niousha Akhshi (Sadaf), Missagh Zareh (Iman) Soheila Golestani (Najmeh), Reza Akhlaghirad (Ghaderi), Shiva Ordooie (Fatemeh)
Film iranien
Genre : drame
Durée : 2h46
Année : 2024
Iman vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran quand un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Dépassé par l’ampleur des événements, il se confronte à l’absurdité d’un système et à ses injustices mais décide de s’y conformer. A la maison, ses deux filles, Rezvan et Sana, étudiantes, soutiennent le mouvement avec virulence, tandis que sa femme, Najmeh, tente de ménager les deux camps. La paranoïa envahit Iman lorsque son arme de service disparaît mystérieusement...
Les graines du figuier sauvage sélectionné en compétition officielle à Cannes, le cinéaste quitte clandestinement (son passeport étant confisqué depuis 2017) l’Iran pour l’Allemagne qui lui a offert l’asile, après un voyage long et compliqué. Ses collaborateurs ont été convoqués par les services de renseignement en Iran et soumis à des pressions psychologiques dans le but de convaincre Rasoulof de retirer son film du Festival de Cannes. Il y remporte le prix spécial du jury. En plus de dénoncer la violence du régime iranien et de délivrer un puissant message de révolte, Les Graines du figuier sauvage témoigne aussi du talent incontestable du cinéaste. La mise en scène parfaitement maîtrisée et le scénario passionnant sont au service d’une tension qui grandit tout au long du récit, jusqu’à s’embraser dans un final inoubliable. À l’image des ruines labyrinthiques qui constituent le décor de la dernière partie du récit, Les Graines du figuier sauvage conte, dans un récit dense, le parcours sinueux d’une famille au milieu du chaos. En naviguant entre le drame et le thriller, en mêlant les convictions intimes et les luttes collectives, Mohammad Rasoulof signe un film aussi brillant qu’important.